/

Agnès Gayraud : « Avec la pop, on est entre la magie et le rationnel »


On connaît Agnès Gayraud en tant qu’actrice, compositrice et interprète de La Féline. Elle est aussi philosophe, enseignante et vient de signer un ouvrage sur la Dialectique de pop. Un genre musical très riche qui a traversé les décennies et s’est frotté à divers courants, qui séduit beaucoup certains et est rejeté aussi beaucoup par les autres. Agnès Gayraud ne refait pas l’histoire de la pop mais en révèle tous les paradoxes. Elle est mercredi 24 avril au 106 à Rouen. Entretien.

Qu’est-ce qui vous a amené à vous pencher sur la pop ?

J’ai un intérêt ancien, voire enfantin pour cette musique. J’ai mené des études de philosophie et travaillé sur Adorno qui a écrit des choses radicales sur les musiques populaires. En parallèle, j’ai une vie de musicienne qui fait de la musique populaire, légère avec une nécessité existentielle. J’ai dû concilier la critique d’Adorno et l’amour que j’ai pour cette musique. Avec ce livre, j’ai souhaité m’expliquer cette contradiction.

Pouvez-vous résumer la pensée d’Adorno ?

Adorno est un philosophe allemand né en 1903. Il a subi le nazisme et s’est exilé en Grande-Bretagne à la fin des années 1930. Il a développé une théorie critique de la culture, une pensée sur la manière dont les œuvres d’art s’objectivent et deviennent une marchandise lorsqu’elles arrivent sur le marché. Adorno a été le premier à évoquer ce concept contradictoire entre l’industrie et le culturel qui suppose une œuvre de l’esprit donc singulière. Il dit : voilà à quoi on se prépare dans le but de divertir les gens au lieu de les émanciper. Il tient des propos très virulents, parfois exagérés.

Comment s’est construit votre argumentaire ?

Cela a été très long. En bonne élève, je me suis penchée sur la façon dont Adorno voyait la musique personnellement. Il se focalise sur les émissions de radio des années 1940. En fait, il a une curiosité ponctuelle et sa connaissance de la musique populaire est très faible. On pourrait même dire : mais quel vieux ringard ! Il ne comprend rien. Je me suis alors émancipée de son point de vue pour aborder des paradoxes. Dans la pop, il y a cette part de détermination, la question de l’enregistrement, cette dialectique entre la pop et l’anti-pop, une alliance entre exigence et évidence. Il y a une part de la pop qui s’autocritique et qui avance en s’autocritiquant. Zappa reprend des traits aux Beatles pour les abîmer. On en vient à se demander qu’est-ce qu’un tube. Pourquoi est-ce important ? Pourquoi est-ce le graal esthétique ? Avec la pop, on est entre la magie, avec la puissance du tube, et le rationnel puisque tout cela demande un savoir-faire.

Parler des musiques populaires revêt un vaste domaine. Où avez-vous fixé les frontières ?

Je préfère parler d’art musical parce que les musiques circulent. La pop peut s’emparer de n’importe quel genre. Il était donc impossible de poser un contour musicologique. Il y a néanmoins une limite : l’enregistrement. Cela permet alors de définir un art musical. C’est une manière de faire de la musique. Là, l’oralité est passée sur la bande.

Comment définir la pop ?

Il y a des textes musicologiques. La pop est structurée autour de certains accords. Or la définir de cette manière reste un peu autoritaire. Aujourd’hui, avec la pop, on ne peut plus s’en tenir au mi et au ré. Elle est plus que cela.

Est-ce qu’elle a évolué avec les technologies ?

Oui et c’est important d’y réfléchir. Il y a une technologie fondamentale : la phonographie. C’est un monde qui s’ouvre à l’oral. Personne ne fait de la pop sans travailler la sonorité. Il y a un lien avec l’évolution de l’instrumentarium. Avec l’électrification des instruments, on peut les faire sonner comme s’ils étaient déjà enregistrés. On a ainsi l’impression que tout est disponible.

Est-ce que cela a participé à la démocratisation de la musique ?

Oui mais lorsque l’on parle de musique populaire, de quel peuple parle-t-on ? Dans la pop, on trouvait les fils de riches, les étudiants. La dimension de démocratisation est venue avec la possibilité pour les interprètes de ne pas être passés par une éducation musicale. Il y a une autre entrée dans le royaume de l’art. Cela se renforce avec l’évolution des pratiques. Qui n’a pas son GarageBand sur son téléphone. C’est une caractéristique de la musique populaire ?

Avez-vous écrit ce livre en tant que théoricienne ou musicienne ?

Je n’ai pas effectué un travail de musicologie pure. En musique, je suis une autodidacte. Je compose à l’oreille. C’est davantage la praticienne qui a enseigné à la théoricienne. Cela a été une manière de faire qui a permis de soulever des contradictions, des paradoxes et non pas d’imposer des réponses univoques dans lesquelles je pouvais m’enfermer. La musicienne reste tranquille dans ses ignorances.

Infos pratiques

  • Mercredi 24 avril à 20 heures au 106 à Rouen. 
  • Dialectique de la pop, Agnès Gayraud, La Découverte, 526 pages