Le Havre, une œuvre à part entière

Dernière publication des Cahiers du Patrimoine, Le Havre, La demeure urbaine 1517-2017 conte l’histoire de la cité cinq fois centenaire sous l’angle de ses maisons, appartements et autres lieux de vie privée. Un point de vue original de Claire Etienne-Steiner, docteur en histoire de l’art et conservateur général du patrimoine honoraire.

L’ Inventaire général du Patrimoine, émanation du Ministère de la Culture et de la Communication, a pour but de recenser, étudier et faire connaître les éléments du patrimoine d’une région qui présentent un intérêt culturel, historique ou scientifique. Claire Etienne-Steiner, responsable de l’inventaire en Haute-Normandie dans les années 1970 et en Basse-Normandie dans les années 1980, a contribué à de nombreux ouvrages parus aux Cahiers du patrimoine (chargés de diffuser les synthèses des recherches effectuées par les spécialistes de chaque domaine). Dernier en date, Le Havre, La demeure urbaine 1517-2017 qui fait suite à Le Havre, un port, des villes neuves paru en 2005, qui détaillait l’urbanisme, et les édifices religieux et portuaires.

« A l’origine, j’avais prévu d’embrasser tout ensemble, précise Claire Etienne-Steiner, les bâtiments publics, le port et aussi l’habitat. Mais finalement, il s’est avéré que la somme d’informations à diffuser était trop imposante, et nous avons décidé de diviser l’ouvrage en 2. Et je ne le regrette pas ! Car une fois le premier livre édité, j’ai pu me concentrer très librement sur la seconde partie, sur la manière dont vivaient concrètement les Havrais, entrer véritablement dans leur intimité. ».

Des moments de rupture

Et de constater que la ville du Havre est une œuvre à part entière, qu’elle a évolué sans grande planification, au gré de nombreux moments de rupture. Les plus marquants sont les grands aménagements réalisés par les ministres Richelieu dans les années 1620 et Colbert dans les années 1660, qui modernisent les fonctions défensives et portuaires de la ville ; les années 1780 qui entérinent sous Louis XVI la victoire du commerce contre l’armée, avec la destruction des remparts puis de l’arsenal, et la création d’une « Ville Neuve ».

Le second agrandissement a été réalisé sous Napoléon III dans les années 1850, avec la construction de logements des classes élevés en Ville Haute et de sortes de banlieues à l’extérieur. « Malgré tout, ce qui est curieux au Havre, c’est que l’habitat a longtemps été lambda ajoute Claire Etienne-Steiner. La ville des origines, engoncée dans les remparts, sans espace, manquant d’air, est constituée de maisons fonctionnelles, habités par des gens qui vivaient au rythme du port. Et même au milieu du XIXe siècle, les riches négociants ont construit des maisons de commerce, pas du tout luxueuse, contrairement à leurs homologues Nantais ou Bordelais qui ont édifié de grandes demeures somptueuses. »

Il faut donc attendre la table rase laissée par les bombardements de septembre 1944 pour qu’Auguste Perret réinvente au Havre la manière de concevoir l’habitat personnel. « Ce que l’on sait peu, c’est que cet acte de reconstruction emblématique s’est basée sur de nombreux projets imaginés entre les deux guerres. Des plans d’embellissement avaient prévu notamment de raser le quartier Saint-François. » La Guerre précipite la dynamique et Le Havre devient un laboratoire à grande échelle, un lieu d’expérimentation de nouvelles manières d’habiter, bon marché et avec rationalité.

Une redécouverte

L’appartement devient un lieu de vie. « Perret a voulu imaginer sa Reconstruction comme un tout, précise Claire Etienne-Steiner, de la construction de grands ensembles jusqu’aux meubles conçus avec les meilleurs designers de l’époque. Il a proposé des lieux d’habitation simples, rationnels, hygiénistes. Il a créé un modèle, un prototype, une œuvre. Et surtout une œuvre collective, en collaboration étroite avec des architectes havrais. » Quelques six décennies plus tard, la ville est inscrite au Patrimoine mondial de l’Unesco.

Ceux qui la trouvaient grise, rectiligne, voire Stalinienne, redécouvrent Le Havre sous un nouveau jour. « Mais le fait que Le Havre de Perret soit protégé ne doit pas figer les choses, s’inquiète Claire Etienne-Steiner. Il ne faut pas qu’une cloche soit posée sur la ville. Il faut que ça vive ! Et surtout créer du lien entre tous les quartiers, ce que n’avait pas réglé Perret. C’est une entreprise très compliquée mais passionnante ! » Créer du lien, c’est bien l’une des fonctions de l’Inventaire. Les Cahiers du Patrimoine, et pour l’heure Le Havre, la demeure urbaine 1517-2017, prouvent que l’analyse savante et sensible du patrimoine n’aboutit pas qu’à un recensement tendant vers l’exhaustivité et l’objectivité, mais constituent des documents d’aide à la compréhension, à la réflexion et à la décision. Chaque entité territoriale, chaque ville, et a fortiori La Havre, est un organisme vivant, qui évolue en permanence, au gré des continuités et des ruptures, sur son socle et sur ses perspectives.

Laurent Mathieu

« Le Havre, La demeure urbaine 1517-2017 »

Editions Lieux Dits

Textes : Claire Etienne-Steiner

Photos : Denis Couchaux, Christophe Kollmann et Yvon Miossec

252 pages, 30€