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Jean Fauque au 106 : « Alain était comme un sculpteur »

Jean Fauque a fait un long chemin avec Alain Bashung. Ami de longue date, il a été son parolier sur plusieurs albums dont le magnifique Fantaisie militaire. Jean Fauque a partagé des souvenirs avec Pierre Lemarchand qui vient de signer le livre, Fantaisie militaire, dans lequel il raconte la fabrication de cette œuvre musicale. Ils seront ensemble jeudi 25 janvier au 106 à Rouen avec Joseph Racaille et Richard Mortier, musiciens et arrangeurs, pour une conférence. Entretien avec Jean Fauque.

Dans le livre Fantaisie militaire, Pierre Lemarchand démontre que l’album est une aventure artistique mais aussi une aventure humaine. Êtes-vous d’accord avec cela ?

Oui, absolument. C’est ce qui m’a plu dans le livre parce qu’il a un côté universel. Fantaisie militaire ne fait partie d’un empilement dans la carrière d’un artiste. Cette démonstration est applicable à plein de choses dans la vie. Et souvent on crée dans la douleur.

Y a-t-il eu beaucoup de douleur ?

Oui, Alain Bashung vivait une séparation avec sa femme. Pour lui, c’état un constat d’échec. Il y avait beaucoup de souffrance.

Il s’est alors réfugié dans le travail.

Oui. Alain est un personnage assez contradictoire. Il était dans un état mélancolique, voire dépressif. Quand il travaillait, il avait une énergie folle pour créer. Il voulait toujours se renouveler, explorer de nouveaux horizons. Il avait en effet une grande faculté à se projeter dans le travail quand il n’allait pas bien. Pour fuir la dépression.

Pour cet album, Fantaisie militaire, avez-vous eu à nouveau carte blanche ?

Comme d’habitude. J’avais carte blanche totale. Je n’avais pas de limites, pas de sujets imposés. Je travaillais chez moi dans la solitude. J’en ai toujours eu besoin. Avec Alain, on se voyait deux fois par semaine. J’arrivais avec des textes entiers ou des bouts, parfois simplement un titre. On entrait ensuite dans la phase délicate. Il y avait une vraie ambiance de travail. Nous n’étions pas sur un coin de table d’un bar.

Dans son livre, Pierre Lemarchand parle de collages de textes.

Oui mais cela ne se faisait pas par hasard. C’était très guidé. Les textes étaient retravaillés et peuvent donner une impression de collage. Parfois, trois ou quatre textes pouvaient en former un seul. Tout cela a un côté mystérieux.

Quelle est l’histoire de La Nuit, je mens ? Est-ce seulement une histoire d’amour ?

C’est un des sens. Cette chanson raconte l’histoire d’une personne qui perd son amour. Mais ce n’est pas la seule imagerie. Elle est bien plus complexe. Il y a aussi quelqu’un qui s’invente une histoire, un passé de résistant. A la fin de la Deuxième Guerre mondiale, on nous a fait croire que toute la population était résistante. Or, on sait que ce n’’était pas le cas. Cette chanson parle de l’imaginaire, du mensonge. Nous étions au début de l’Internet. Plus il y a de l’info, plus il y a des mensonges. Dans les chansons d’Alain, ce ne sont pas les idées qui s’enchainent mais les sons. Peut-être y a-t-il des messages subliminaux ?

Fantaisie militaire est-il un album singulier pour vous ?

Je ne sais pas. C’est un album que j’aime beaucoup. Nous avons œuvré ensemble. Il n’est pas supérieur aux autres que nous avons écrits ensemble. Il est différent et d’une qualité égale. Dans un album, il y a une locomotive. La nuit, je mens est un titre magique d’une personne qui montre son âme. Il correspond à un état d’esprit dans lequel Alain était. Cette chanson est très touchante et reste très touchante.

Cet album est le fruit d’un long processus de travail.

Alain avançait dans sa carrière. Nous sommes dans la quarantaine. Nous nous sommes connus alors que nous avions 25 ans. Nous avons presque grandi ensemble dans notre vie d’adulte. Depuis le succès d’Osez Joséphine, Alain était de plus en plus exigeant avec lui. Il voulait maîtriser son œuvre. Le travail sur un album prenait logiquement plus de temps. Il était comme un sculpteur.

 

 

Selon Pierre Lemarchand, le travail sur Fantaisie militaire a marqué tous les protagonistes.

Oui mais ce fut un moment épuisant. Il y avait une telle exigence. C’était peut-être un peu too much. A la suite, je n’étais pas sûr que l’on continue ensemble. J’avais l’impression d’être arrivé à une espèce d’aboutissement. Même s’il y avait encore des morceaux en cours. Il y a eu ensuite L’Imprudence. Les albums d’Alain sont comme les chapitres d’un livre. Même s’ils sont différents, il est difficile de les dissocier. S’il n’avait pas eu cette saloperie, il écrirait encore des chapitres.

Pourquoi les souvenirs de Fantaisie militaire sont-ils encore présents pour tous ?

Alain est un homme d’exception humainement et artistiquement. Ce n’était pas un artiste ordinaire. Toutes les personnes qui ont collaboré avec lui ont l’impression de progresser. Il est extrêmement attachant même s’il est réservé. Il a aussi beaucoup d’humour.

Est-ce avec bonheur que vous vous replongez dans cette histoire ?

En revenant cet album, j’ai l’impression qu’Alain est toujours vivant. Parler le maintient en vie. Il faut que je m’exprime tant que j’ai encore toute ma tête. Je dois raconter cette expérience pour ne pas que les autres racontent des conneries. Ce n’est pas seulement un devoir de mémoire, mais un devoir d’amitié. Il n’est plus là mais l’artiste est encore là. J’ai toujours ce sentiment de fraternité, Il était comme un frangin. Tout fonctionnait très bien entre nous. Nous étions faits pour nous trouver, nous retrouver. On en parlait ensemble et on se disait que nous nous étions sûrement croisés dans une autre vie. Il y avait ce sentiment de déjà vu, déjà vécu.

Est-ce difficile de travailler avec une personne que l’on connaît bien ?

C’est le mec qui me connaît le mieux. C’est vrai, ce n’est pas si simple. Il y avait la peur de décevoir. Mais il emmenait vers l’excellence.

Est-ce que Alain Bashung vous manque toujours autant ?

Oui, il me manque toujours autant. Le temps fait son travail mais il me manque. Je rêve de lui. Je rêve qu’il est en concert quelque part en province.

  • Conférence avec Pierre Lemarchand, Jean Fauque, Joseph Racaille et Richard Mortier jeudi 25 janvier à 20 heures au 106 à Rouen. Gratuit.