Kokor : « j’ai cette image de poète qui me colle à la peau »

Alexandrin est l’histoire d’un poète qui vit de la vente au porte à porte de ses écrits, qui dort dans la rue et s’accommode tant bien que mal de cette vie de Bohême. Un jour, il croise la route de Kévin, un enfant fugueur avec lequel nait une complicité visible et audible – tous deux s’expriment en alexandrins. Dans leur errance commune, ils seront amenés à se découvrir, à faire des rencontres fortes et étonnantes, et à apprendre que tout à un commencement et une fin… Havrais et fier de l’être, Kokor livre avec Alexandrin un album très personnel, bien que scénarisé par Pascal Rabaté. Dans l’univers et les personnages mis en place, l’album ressemble beaucoup à Kokor, et contient nombre de thèmes qui sont chers. D’où ce petit jeu d’associations d’idées…

La solitude. Le boulot d’auteur, c’est généralement un boulot de solitaire. La solitude, je la connais et je l’adore, c’est un vrai plaisir ! Je n’ai pas le permis de conduire – c’est volontaire ! -, et je marche tout le temps. J’aime être seul- sauf au restaurant car je ne sais pas comment mettre mes jambes, comment me comporter, je préfère manger une pomme dans un jardin public ! -. Comme j’habite Le Havre, très souvent, je m’installe sur le bord de la mer et je regarde l’horizon. Et j’observe. Un jour, je me suis installé sur un banc, au bord d’un bassin. Et à mes pieds, au sol, il y avait plein de capsules de bière. Les unes étaient rouillées, d’autres en bon état. Alors je me suis dit que quelqu’un devait venir boire sa bière ici tous les jours, à la même heure. Et soudain, j’ai senti une présence derrière moi, qui m’a frôlée et qui s’est éloignée. Alors je me suis dit que c’était le buveur de bières que j’avais dérangé, et qui partait la boire ailleurs ! J’avais déréglé sa mécanique ! Parfois, on se fait de ces films ! Dans mes déambulations, je m’attarde sur des choses, des objets, et surtout sur l’humain. Je ne suis pas un ours pour autant, et j’adore rencontrer les gens, et surtout les personnes avec lesquelles je partage un petit moment de vie et que je ne reverrai jamais. Engager la conversation, comme ça, dans un bus, chez un commerçant. Quand il y a quelque chose qui se passe, un geste, un regard, ça me touche beaucoup. Bien sûr, je parle pour moi. Pour la plupart des gens, la solitude n’est pas synonyme de plaisir. Beaucoup n’arrivent pas à en tirer quelque chose…

La poésie. Depuis longtemps, j’ai cette image de poète qui me colle à la peau. Evidemment, je peux parfois faire des choses poétiques et ça me fait un peu plaisir quand on me le dit, mais à la longue, ça devient fatigant ! On a tendance à me résumer à cela. Je ne me présente jamais comme un poète. Alexandrin, lui, l’est et le revendique. Pas moi. Je ne sais pas comment Jacques Prévert, que je vénère, réagissait quand on le présentait comme poète, mais mon éditeur chez Futuropolis, Alain David, m’a donné la réponse de Bob Dylan à cette même question. Il a dit « Non, le mot « poète » n’est pas plus précis que le mot « maison ». Je n’aime pas le mot. Je suis un trapéziste ! ». J’adore sa réponse ! C’est pourquoi dans la postface de l’album, quand on m’a demandé si je voulais remercier des personnes en particulier, j’ai remercié une petite fille qui était avec moi en classe quand j’avais 8 ans, et qui m’a un jour « traité » de poète ! J’ai un compte à régler avec cela !

Le voyage. Je ne suis pas un grand voyageur. A part quelques voyages à l’étranger, je ne pars jamais très loin. J’ai une petite maison, et de la porte d’entrée à la porte du jardin, il y a 8 mètres. Et dans ces 8 mètres là, il m’arrive de partir en voyage ! Aller à la boulangerie, c’est aussi voyager pour moi ! C’est comme le mot « vacances » ! Pour moi, il n’est pas lié au voyage. Je suis heureux d’être en vacances chez moi ! C’est parfois dramatique pour ma petite famille qui aimerait que l’on parte plus !

La rêverie. A l’école, mes professeurs disaient que j’étais dans les nuages et que c’était un problème pour se concentrer et apprendre. En effet, je n’ai pas été très loin dans mes études ! Mais moi, de mon côté, je me disais que j’avais un don de super-héros : le pouvoir d’ « être dans les nuages » ! Et quand je suis dans une ville que je ne connais pas, je déambule un peu au hasard. Il y a une quinzaine d’années, j’ai accompagné le chanteur Zézé Magot – on faisait la 1ère partie de Miossec ! -, et on a fait une grosse tournée dans de nombreuses villes. Et après l’installation, les balances etc., tout le monde allait dans sa loge et moi, si j’avais une demi-heure ou une heure devant moi, je partais marcher. J’avais toujours plein de choses à raconter : je suis passé par là, j’ai emprunté tel pont, j’ai rencontré quelqu’un… Ils m’appelaient « Forest Gump ! ». Les villes, il faut qu’elles vivent, qu’elles nous inspirent. Par exemple, je trouve que le classement Unesco du Havre est une catastrophe ! Ça me déprime ! On ne peut plus rien faire, on ne peut plus peindre les volets de la couleur que l’on veut, construire avec des matériaux différents. Tout est figé maintenant, comme dans une réserve naturelle ! A Paris, la Pyramide du Louvre ou le Centre Pompidou ont été critiqués par des crétins qui ont voulu figer le passé ! C’est triste parce que dans une ville, c’est la vie que je recherche.

L’enfance et la vieillesse. En effet, ça va de pair, forcément ! Les gamins veulent vieillir et les vieilles personnes veulent rajeunir ! Finalement, ce sont les mêmes. Dans l’album, Alexandre en Kévin ont finalement les mêmes envies. Les enfants s’entendent magnifiquement bien avec leurs grands-parents. Ca saute une génération ! Cette complicité est magnifique. Moi je ne suis pas encore grand-père mais j’en ai d’âge et j’en ai le droit ! Quand j’étais enfant, je me rappelle que plein de fois, dans mes rêveries, je m’imaginais quand je serai grand. J’espérais des choses… Avec mes dessins, mes personnages, mes albums, je continue à jouer, donc, je ne me plains pas !

La nostalgie. Dans mes albums, il y en a forcément, mais en fait, je ne suis pas là-dedans. J’ai 57 ans c’est impossible de mettre un trait sur ce qu’il y a derrière soi, mais je ne vois pas que ça et j’essaie d’avancer. Ceci dit, même si c’est en accord mineur, j’aime bien quand même quand tout cela vient me titiller !

La genèse d’Alexandrin

Avec Pascal Rabaté, on se connaît depuis longtemps. Il suit mon travail et, de mon côté, cela faisait 15 ans que j’avais envie de travailler avec lui, et il le savait ! Rien ne se passait jusqu’à un mail dans lequel il écrivait cette simple phrase : « Ça y est, j’ai un truc pour nous ! ». Enfin, nous allions travailler ensemble sur un projet ! Tout partait d’un événement qu’il avait véritablement vécu : un personnage qui a sonné un jour à sa porte pour lui vendre ses écrits, et qui finit par être indigné quand Pascal lui a annoncé qu’il était auteur de bd ! Comme si un poète ne pouvait pas s’abaisser à parler un représentant de l’art mineur qu’est la bd ! Pascal a gardé cette situation incroyable et véridique au fond de lui pendant très longtemps, puis me l’a livrée. Dans un premier temps, il m’a juste raconté le pitch. Puis tout s’est étoffé et on s’est mis à travailler en allers-retours. Les 7 premières pages de l’album sont la retranscription réelle de l’anecdote, et le reste de l’album correspond à ce que Pascal a imaginé du personnage une fois qu’il a disparu de son champ de vision…

Propos recueillis par Laurent Mathieu