Kris : « Nous touchons les limites du capitalisme »

Bien connu des fans des éditions Futuropolis et de Normandiebulle à Darnétal, le scénariste Kris dédicace son magnifique album, Notre Amérique, au festival Le Goût des autres, au Havre, samedi 21 janvier, aux côtés de son dessinateur Maël. Il participe également à une rencontre sur le thème Une Amérique entre exil et promesse. Rencontre autour d’un thème phare de sa dernière série : les révolutions.

 

Le 1er tome de Notre Amérique met en scène l’Alsacien Max et le Français Julien qui, à peine démobilisés en 1919, s’engagent dans de nouveaux conflits. Avec votre dessinateur Maël, vous retrouvez les dynamiques déjà développées dans Notre mère la guerre, et les poursuivez en décrivant les mouvements révolutionnaires qui suivirent la Première Guerre mondiale…

Oui. Avec Maêl, nous avons décidé de parcourir le XXe siècle au travers de l’histoire de la violence, des soulèvements de toute nature. Et tout commence dans les années 1910. Pour raconter l’histoire des révolutions modernes, il faut se pencher d’abord sur les cendres de la Première Guerre mondiale. C’est le sujet du 1er tome de la série. Dans le 2ème tome, nous serons intégralement au cœur de la révolution Mexicaine, à la fin des années 1910. Julien vivra à plein les événements et se prendra un « shoot révolutionnaire » ! Ce sera pour lui comme une drogue. Contrairement aux révolutions en Europe, celle-ci était conduite par des paysans et des indiens illettrés au possible, sans véritable programme, sans véritable calcul politique. Julien s’y plonge avec l’idée qu’il peut changer le monde, avec pureté au début, mais confronté rapidement à la violence, la trahison, les calculs, et les idéaux oubliés. Les tomes 3 et 4 se passeront en 1919 aux Etats-Unis, avec des émeutes sociales et raciales. Le pays aurait pu basculer dans une révolution type soviétique, mais elle s’est vite effondrée sur elle-même.

 

Un épisode méconnu de leur histoire…

Oui parce que rien n’a véritablement abouti. Le fait qu’il n’y ait pas de révolution aux USA m’a toujours intrigué. Les conditions sont pourtant proches de celles qui ont généré des soulèvements en Europe, notamment un prolétariat assez cruellement malmené. Je pense que c’est parce qu’ils n’ont jamais réussi à lier la question raciale à la question sociale. S’ils réussissent à faire cela, tout peut se mettre en place. Mais c’est sans compter sur les forces capitalistes qui ont toujours tout mis en oeuvre pour séparer les deux questions. Sans compter la mafia récupérée par les patrons, avec de l’argent pour casser les grèves, casser les syndicats d’extrême gauche. Une révolution peut être pervertie par tout un tas de choses.

 

Quel révolutionnaire êtes-vous ?

L’un de mes grands-pères était communiste, l’autre gauliste-communiste, dans une famille d’ouvriers de marins, donc, ça forge une personnalité ! Mais j’ai toujours fais gaffe aux émotions exacerbées. J’ai été le meneur des grèves de 1995 à Brest, mais ce qui m’a choqué, ce sont les egos qui se développent, l’intérêt personnel qui domine souvent. Comme lors de la Terreur en 1793 ou la Révolution bolchévique par exemple. J’ai un côté pragmatique, méfiant, et je préfère maintenant me tenir à distance, même si je suis d’accord globalement avec les idées révolutionnaires.

 

En quoi, pour vous, Notre Amérique résonne –t-il aujourd’hui ?

Nous sommes exactement au même point de tension que l’album. Pour une révolution, il faut un ensemble de conditions socioéconomiques ou géopolitiques, et je pense que nous les avons. Nous touchons les limites du capitalisme. La démocratie est malade. Elle est pervertie. La dictature du grand capital, c’est le fascisme, la confiscation du pouvoir par une minorité. Mais est-ce que cela suffira pour créer une étincelle qui déclenchera une réaction populaire d’ampleur ?…

 

En vous attardant sur les années 1910 et la Première Guerre Mondiale, vous montrez le passage d’un monde à un autre. Ce conflit est-il pour vous, plus que la Seconde Guerre mondiale, le point de basculement vers notre époque contemporaine ?

Oui et non. La Première scelle en effet la fin du XIXe siècle, mais pour moi, il faut relier les deux, voire les choses selon une grande séquence qui va de 1914 à 1945. Une guerre de 30 ans en somme. 1945 est une vraie renaissance. Mais le dégât collatéral, c’est la mise à mal progressive, par la montée exponentielle du capitalisme, de la grande idée européenne, bien présente au début du XXe siècle avec de nombreux échanges entre les pays…

 

Hormis le contexte historique, ce qui frappe dans Notre Amérique, comme dans tous vos albums, c’est la densité des aventures humaines, à hauteur d’hommes qui sont de simples soldats et non des hauts gradés…

C‘est parce que c’est là d’où je viens. Ma famille a traversé toutes les périodes, les 2 guerres mondiales, les guerres coloniales. Ils ont vécu tout cela comme des lambdas, comme des trouffions de base, de la piétaille, comme de simples militants CGT ! Un auteur n’est bon que lorsqu’il raconte ce qu’il connaît. Et un bon récit doit faire écho à ce que l’on est et, selon moi, être avant tout centré sur l’humain. Pour Notre mère la guerre et Notre Amérique, j’ai eu la chance de travailler avec Maël qui n’est pas un simple dessinateur. A sa manière, il a largement pris part au scénario, en faisant de nombreuses propositions, et en acceptant ma manière de fonctionner, à savoir construire des scénarios autour d’une structure, mais en laissant une grande part à l’intuitif et à la surprise.

 

 

Vous êtes comme vos personnages, toujours en mouvement. Le 1er tome de la série est d’ailleurs nommé « 1er mouvement »…

Oui ! Comme les révolutions ! C’est le mouvement permanent par définition. Lorsqu’arrive le moment où cela se fige, tout est fini. Il faut savoir ne pas s’arrêter. Pour les scénarios, je me laisse toujours l’espace nécessaire pour vivre l’action avec mes personnages, pour avancer avec eux, pour me laisser surprendre. J’ai la chance dans ces conditions, de rencontrer des dessinateurs comme Maël et des éditeurs comme Claude Gendrot et Futuropolis. Plus globalement, je ne pourrais pas me passer de voyages. Dès que l’on rencontre de nouveaux lieux ou de nouvelles personnes, on se nettoie le regard. Ne pas bouger, c’est s’encrouter. Je crois être l’auteur de bd qui bouge le plus ! Je vais à de nombreux festivals, je vais en repérage sur les lieux qui concernent mes projets de bd : je ne peux pas rester plus de 2 ou 3 semaines à la maison ! J’ai besoin de cela. J’ai passé mes vacances du mois d’août dernier dans la région de Verdun, c’est vous dire !

 

Vous avez fait des études d’histoire. Avez-vous l’impression de les poursuivre en écrivant des bandes dessinées ?

Oh oui ! Etudier l’histoire m’a ouvert au monde. Cela a été un vrai déclic car plein de choses sont nées à cette époque. L’impression d’apprendre les fondements de nos sociétés, leurs racines… Et puis c’est l’époque où je me suis révélé à moi-même. J’étais extrêmement timide, c’était maladif. Et puis lors des manifestations de 1995, j’ai pris mon courage à deux mains et levé le doigt pour intervenir en AG. Et comme il semblerait que mon discours ait été bien reçu, on m’a demandé de poursuivre et je suis devenu meneur ! La peur est toujours un moteur. Car quand on a peur, paradoxalement, il faut toujours mieux faire que rester passif…

 

Dans Notre Amérique, vos personnages s’emparent d’un bateau à Rouen. Et vous venez régulièrement au festival de Darnétal. Quel rapport le Breton que vous êtes entretient avec la Normandie ?

Il est très fort ! Ma mère raconte souvent – car je ne m’en souviens pas vraiment ! – que quand j’avais 5 ans, j’ai été fasciné par un voyage que nous avons fait sur les plages du Débarquement. Cet événement m’a traumatisé, dans le bon sens du terme. Devenu adulte, j’y suis retourné, car ces plages font partie de ma mythologie. Et j’ai visité la Normandie plus largement, une région que je trouve très belle, magnifique, et historiquement très marquée… Comme la Bretagne ! Au printemps dernier, j’ai découvert le Musée Malraux au Havre, et j’ai eu la surprise incroyable de voir qu’Eugène Boudin avait peint deux tableaux à l’endroit exact où habitent mes parents : un tout petit village de la campagne bretonne ! Comme quoi les liens sont nombreux !

 

Propos recueillis par Laurent Mathieu