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# 42 / Radouan Leflahi : « Peer Gynt ne serait pas resté là »

photo Arnaud Bertereau

Pour Radouan Leflahi, le théâtre reste cette petite flamme qui éveille et réveille. Le comédien rouennais, éblouissant notamment dans Fées, dans Peer Gynt, deux pièces mises en scène par David Bobée, directeur du CDN de Normandie Rouen, est privé de son art. Sans l’oublier, il a cependant emprunté un chemin parallèle qui passe par l’écriture et la réalisation de deux films. Tout d’abord une fiction avec un personnage, joué par Thomas Germaine, en pleine déambulation nocturne, puis un documentaire en forme de réflexion sur un jeune homme qui a une double nationalité et une double culture. Entretien.

Quelles pensées occupent votre esprit en ce moment ? 

J’ai eu la chance de faire partie très vite de gros projets et je n’ai jamais eu besoin de courir après le travail. Je peux me poser cette question : de quoi ai-je vraiment envie ? Nous sommes dans une situation complexe que personne ne maîtrise et qui nous enlève ce qui nous relie tous. Notre désir d’art, de culture est toujours là. Au théâtre, nous pouvons répéter sans savoir si nous pourrons jouer. Mais nous avons besoin de montrer notre travail au public, de respirer avec lui. Et tout cela nous est volé. Autant apprendre à faire autre chose. Je lis un peu plus que d’habitude. Après l’écriture d’une fiction, un moyen métrage, je vais entamer celle d’un documentaire. Avec ce travail, je deviens plus créateur qu’acteur. C’est très jouissif. Quand j’étais au conservatoire (à Rouen, ndlr), M. Attias (ancien professeur de la classe d’art dramatique, ndlr) nous a vite responsabilisés. Nous avons pu toucher à l’assistanat, à la mise en scène, à la technique, à la régie plateau… David (Bobée, directeur du CDN de Normandie Rouen et metteur en scène, ndlr) nous a aussi amenés à cela en nous demandant un regard sur la lumière, le son… Je pense que l’on apprend de notre métier en apprenant du métier des autres.

« Je suis un acteur qui essaie d’écrire, de réaliser »

Est-ce qu’écrire est vertigineux ?

Non, ce n’est pas vertigineux. À certains moments, cela demande d’aller chercher des choses qui sont de l’ordre de l’intime. Il faut puiser dans les souvenirs. Ce n’est pas douloureux non plus. Mais écrire, c’est un vrai métier. Aujourd’hui, certains veulent faire croire que l’on peut tout faire et d’autres disent : tu es un rigolo, tu devrais faire du théâtre. Non, c’est un vrai métier aussi. Je suis un acteur qui essaie d’écrire, de réaliser. Je ne suis pas écrivain mais j’ai envie d’écrire. Pour le moyen métrage, j’ai écrit le scénario et Maxime Maillard, le texte de la voix-off. Je n’en étais pas capable. Je ne sais pas écrire des dialogues. Je n’ai pas les codes. Quand nous avons tourné, j’ai dit à l’équipe : nous allons apprendre ensemble. Nous allons sûrement nous tromper et ça va être super. Quand il y a de la sincérité, c’est génial.

Avez-vous beaucoup appris ?

J’ai beaucoup appris. jJ’ai toujours envie d’apprendre et d’apprendre des autres. J’en ai besoin. C’est aussi l’enseignement de M. Attias et de David. Mais, à un moment, il faut être y aller. Avec eux, il a fallu être acteur, jouer.

Cela suppose être sans cesse en alerte.

Je suis tout le temps en alerte. C’est d’ailleurs le propre de ce métier. On me dit tout le temps : tu observes tout. Oui parce que c’est important d’être à l’écoute, d’être informé pour pouvoir transmettre. C’est impossible autrement si on veut bien faire ce travail. Nous racontons notre époque. 

N’est-ce pas trop fatigant ?

C’est épuisant. Je n’ai pas perdu cette phrase de Thomas Germaine (comédien rouennais, ndlr) lorsqu’il était venu au conservatoire. Il nous avait dit : le théâtre, ce n’est pas la vie. Ce moment permet une réflexion. Qu’est-ce qui m’intéresse ? Et qu’est-ce qui ne m’intéresse pas ? Qu’est-ce qui me touche ? Et qu’est-ce qui me fait perdre du temps ? Aujourd’hui, je m’interroge sur le parcours identitaire d’un  jeune Marocain en France.

« Qui a mis dans le noir le pays des Lumières ? »

Est-ce que vous êtes happé par l’actualité ?

Cela m’arrive. J’entends des choses alors que ce sont des incitations à la haine portées par des pseudos spécialistes. Je parviens désormais à prendre du recul et à en parler. Même si, comme tout le monde, il m’arrive d’être piqué au vif. Qui a mis dans le noir le pays des Lumières ? En France, en 2020, nous sommes en train de faire des retours en arrière. Il y a des reculs très violents sur la liberté d’expression, sur le respect des autres. Quelle place laisse-t-on à l’individu dans la société ? La France n’a jamais eu le vivre ensemble et elle ne l’aura jamais. Certains cercles préservent leurs privilèges. Cet amour de l’autre, je l’ai trouvé à l’endroit de la culture. Et cela me rassure.

Pourtant ce monde de la culture est malmené aujourd’hui.

C’est incroyable. La France est le pays de la culture. Or elle n’est pas considérée comme essentielle. C’est comme si le fast food n’était pas essentiel aux États-Unis. Ou le capitalisme. Acheter un livre devient un acte de rébellion. Avant le confinement, je suis allé au cinéma et je n’ai pas vu une personne baisser son masque. J’ai joué Peer Gynt et j’ai senti le public pendant 3h45. Tous étaient respectueux. La culture en prend un sacré coup. Cela me met aussi en colère. Le théâtre m’a sauvé la vie pour de vrai. Il m’a sorti d’une réalité et permis d’avoir une réflexion. Aujourd’hui, je me sens démuni de quelque chose de grand. C’est quoi un artiste s’il ne peut plus exercer son art ? Et moi, je sais juste être acteur.

Qu’aurait fait Peer Gynt aujourd’hui ?

Peer Gynt ne serait pas resté là. C’est une figure qui va là où il peut se réaliser. C’est pour cette raison qu’il voyage. Il fuit. Il part. Et il continue encore et encore jusqu’à sa mort. Nous avons tous un peu de Peer Gynt en nous. Nous cherchons où la vie est plus douce.

  • photo : Radouan Leflahi dans Peer Gynt © Arnaud Bertereau