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# 45 / Yann Dacosta : « Je suis incapable de faire du théâtre sans l’humain »

photo : Alain Plantey

Alors que se jouait la première des Détaché.e.s à L’Étincelle à Rouen mercredi 14 octobre, le président de la République annonçait le couvre-feu. Le Chat foin a pu donner la série des représentations prévues. Quant à la tournée, il faudra attendre. Les dates ont été reportées en raison du deuxième confinement. Comme celles de Qui suis-je ?, une autre création de la compagnie. Yann Dacosta, metteur en scène, fondateur du Chat foin et artiste compagnon de L’Étincelle, s’interroge sur son travail d’aujourd’hui, affirme ses exigences théâtrales et s’inquiète pour les droits culturels. Entretien.

Quels sentiments vous animaient lors des répétitions des Détaché.e.s ?

La création s’est déroulée dans un contexte tendu. Nous suivions les informations et le nombre de contaminations. Nous savions qu’il y avait un risque de reconfinement. Le jour de la première, nous étions soulagés. Nous avons pu jouer jusqu’au samedi. Ce bébé est né entre deux confinements. Nous sommes passés entre les gouttes. Mais j’ai l’impression d’avoir arraché cette création qui a été impacté par la crise sanitaire. 

Qu’est-ce qui vous a porté pendant le travail ?

Une fois les portes fermées, nous pouvions nous concentrer sur notre objet théâtral. Entre 9 heures et 21 heures, nous étions entre nous mais savions que notre travail pouvait s’arrêter à tout moment. Chaque jour répété était un jour gagné. Nous n’avions pas d’autres solutions, nous avons vécu au jour le jour. Là, ce n’était pas très festif. D’autant que le spectacle n’est pas léger. Nous avons aussi joué devant un public masqué. À la fin des représentations, le public rentrait parce que les espaces de convivialité étaient interdits. Nous perdons l’essence de notre métier.

Quelles réflexions sur votre métier suscite cette période ?

On décide de se lancer dans le théâtre pour faire du spectacle vivant qui va parler de l’humain avec de l’humain. Aujourd’hui, on peut exercer son métier mais sans l’humain. On joue devant des caméras, des professionnels. C’est comme s’il fallait nager dans une piscine sans eau. Au début, on peut tenter quelque chose mais on n’arrivera jamais à nager. Je ne sais pas travailler tout seul. J’ai besoin de questionner mes matières avec une équipe. Je suis incapable de faire du théâtre sans l’humain. Mon travail est basé sur les acteurs, sur le jeu des acteurs. Il est lié à un travail de transmission avec les amateurs. J’ai besoin d’être en contact permanent avec eux. Sinon, cela n’a plus de sens.

 » Si je n’occupe pas les réseaux sociaux, je disparais « 

Les réseaux sociaux ne sont-ils pas le seul moyen de garder le lien avec le public ?

Oui, ils sont importants pour maintenir ce lien. Il ne faut pas oublier non plus que nous mettons des contenus sur des plateformes qui s’en mettent plein des poches. J’espère que ce qui se dessine ne sera pas demain. Le théâtre a toujours su résister à bien des choses. Aujourd’hui, on envoie des signes qui ne sont pas positifs et restent loin de nos exigences. Je me sens démuni avec, en plus, des injonctions plus ou moins explicites. Si je n’occupe pas les réseaux sociaux, je disparais.

Vous menez régulièrement des ateliers. Comment travaillez-vous avec les amateurs ?

Nous allons dans les écoles dans un contexte particulier. Les élèves sont masqués. Ils ne peuvent pas se toucher. Dans les ateliers, on travaille la confiance en soi, la confiance envers l’autre, le contact… C’est après que l’on peut commencer à faire du théâtre. Là, il n’y a plus les fondations. Au bout de quatre séances, j’étais sec. Nous y allons parce qu’il faut y aller pour eux et par solidarité avec les enseignants. Nous faisons du théâtre au prix de notre exigence. Au retour à la normale, on pourra toujours nous dire : vous l’avez déjà fait.

Comment intégrez-vous le fait d’avancer au jour au jour ?

Il faut s’adapter, être réactif. Je sais inventer du jour au lendemain quand je suis dans la création, dans l’énergie de groupe, quand je sens l’urgence et la nécessité. C’est possible avec le vivant quand je sens les forces et les faiblesses de mon équipe. Aujourd’hui, j’observe. Je vois les initiatives. C’est intéressant. Il va y avoir des petits miracles mais aussi des dégâts.

Que ressentez-vous en tant que citoyen ?

Cela fait des années que je me passionne pour les droits culturels. La déclaration de Fribourg met le doigt sur des droits fondamentaux qui font humanité. Cela se traduit par plein de choses. Mon endroit de citoyen est lié à mon endroit professionnel, comme la question de la relation sociale autour des œuvres. J’ai changé ma façon de créer, mon processus de travail pour permettre la possibilité d’une vraie relation sociale autour d’un texte. Le plus important, c’est l’excellence sociale, l’endroit où on peut faire humanité, où les artistes croisent le public. D’où mon le compagnonnage avec L’Étincelle et cette volonté de mettre en scène à trois Les Détaché.e.s. J’ai besoin de partager mon espace de création. Tout cela est désormais mis à mal. Je rentre alors dans ma bulle où on me dit que je suis en sécurité. Mais je ne trouve plus le sens. Je lis, je regarde des films, je parle à distance… Ce sont pendant ces moments-là que l’ on se rend compte à quel point les espaces, tels que les théâtres font humanité, où tout est possible. On y échange. On prend des émotions. On s’écharpe. L’humain, c’est le mouvement. Après cette crise, il y aura des traumatismes. Vigipirate a déjà nui à ces vitalités. Les droits culturels sont une utopie. Comme les droits de l’Homme. Aujourd’hui, on peut faire mieux. Nous sommes face à un ennemi et il va falloir trouver une façon de rebondir.

photo : Alain Plantey