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# 47 / Florence Caillon : «  je sens que quelque chose nous guide dans une voie vers laquelle peu de gens sont d’accord »

photo : Albane photographe

Florence Caillon est danseuse, acro-chorégraphe et compositrice de musiques de films. Avec sa compagnie, L’Éolienne, elle développe depuis plus de vingt ans la dimension chorégraphique du cirque et un propos profond et sensible. La première vient au service du second. Entre confinement et déconfinement, elle a travaillé sur une relecture du Lac des cygnes de Tchaïkovsky qui sera présenté à l’Opéra de Rouen Normandie. Entretien. 

Comment vivez-vous ces confinements ?

Comment dire ? Je pense que la vraie question est plutôt : comment nos sociétés vont-elles s’en relever, et comment collectivement cela est vécu. Pour l’instant, je tiens le coup mais pour combien de temps. Personnellement je ne vais pas si mal parce que j’ai beaucoup de chance. Nous ne pouvons cependant pas jouer. La finalité de notre métier a disparu. J’ai finalement eu plus de temps pour répéter le Lac des Cygnes. Je me suis immergée dans ce spectacle et aussi dans la composition de la musique d’un court-métrage. En fait, je vis ces deux confinements différemment. Pour le premier, j’ai été totalement saisie. Je ne m’y attendais pas du tout. Il est arrivé très vite. Comme dans tout mauvais scénario, il y a quand même de bonnes scènes, j’ai transformé ce moment en quelque chose de positif. J’ai essayé de ne regarder que les bons côtés, au jour le jour, et d’avancer vers mon but sans trop regarder les rives.

Comment avez-vous travaillé sur Le Lac des cygnes ?

Le confinement est arrivé au printemps juste après une première résidence avec l’équipe. J’avais la chance d’avoir déjà filmé quelques images sur lesquelles j’ai pu m’appuyer. Je me suis installée dans le jardin avec la bande son et j’ai imaginé le spectacle. C’est la première fois que je procède de cette manière. Chez moi, j’ai la chance d’avoir une salle de répétition et un studio d’enregistrement. J’ai alors commencé à improviser toute seule. Au déconfinement, toute l’équipe est arrivée ici, plus motivée que jamais. Cela a soudé le groupe et donné un autre rythme. En septembre, nous sommes allés en résidence à Niort, la patrie de mon grand-père, et je me suis aperçue qu’il m’avait tout de même manqué un plateau pour travailler en lumière.

Pourquoi avez-dû vous réinventer ?

Artistes, nous passons notre temps à nous réinventer, cela fait partie de notre ADN.. Sinon, nous sommes tous morts. Quand je compose de la musique, je suis toute seule. Cette solitude immergée dans le travail n’est pas nouvelle. Mais notre finalité s’écroulait. C’était déprimant. Il a fallu un moral d’acier pour continuer. C’est difficile dans ce climat d’incertitude. J’ai eu beaucoup de chance parce que peu de dates ont été annulées. Elles ont été reportées. J’essaie de garder de l’espoir mais j’ai plein de questions. Quand je suis fatiguée moralement, je fais une bonne nuit et je me lève avec plein d’envies. L’Éolienne est bien structurée. J’ai une équipe avec laquelle j’échange régulièrement. Le groupe du Lac est formidable. Et aussi, mes formes courtes tournent encore, été comme hiver. Alors j’essaie de ne pas écouter les infos en continu. C’est trop anxiogène et il n’y a aucune analyse. J’écoute des émissions ciblées.

Comment entretenez-vous votre petite flamme ?

J’habite dans un endroit perdu dans la campagne, tel un village gaulois qui résiste. C’est un peu un îlot. Quand les interprètes viennent travailler ici, il y a un côté refuge. Ils sont contents d’être ensemble pour construire une œuvre. Nous partageons des questionnements. Je mesure la chance que j’ai à pouvoir travailler, créer, développer la compagnie et le cirque chorégraphié qui est mon fil rouge depuis vingt ans.

Quels sont les questionnements récurrents ?

Il y a en a plein. L’avenir de nos sociétés bien sûr et celui de la planète. J’entends de plus de plus de personnes dire que nous n’avons pas le choix, mais nous avons des marges de manœuvres qu’il faut absolument utiliser, et agir dans tous les interstices. Après, je sens que quelque chose nous guide dans une voie vers laquelle peu de gens sont d’accord. Des idées inquiétantes se diffusent dans les canaux des grands médias. Les sociétés n’ont jamais cessé d’évoluer au cours de l’histoire de l’humanité. Je n’oublie pas que certains étaient inquiets à l’arrivée du train ou du téléphone. Je n’oublie pas non plus que l’homme est capable de la Shoah, d’Hiroshima, du massacre des Ouighours, de faire des horreurs. Je suis retirée dans mon village qui me permet un confort d’observation.

Est-ce que votre échelle du temps s’est allongée ou rétrécie ?

Aujourd’hui, nous n’avons plus de perspective. Avant, tout était balisé sur deux ou trois ans. L’investissement, nous l’avons fait mais nous ne pouvons pas en avoir le retour. Heureusement les institutions sont à nos côtés. À côté de cela, chaque âge a ses priorités. J’ai l’impression d’être dans une espace de floraison avec L’Éolienne. Tout ce que j’ai semé ces vingt dernières années arrive à maturité. Je suis entourée de jeunes interprètes et c’est un bonheur de les voir bouger, danser, rire. D’habitude mes moments d’écriture sont jalonnés de rendez-vous à l’extérieur ou toute autre sortie. Toute cette vie-là n’existe plus. Même courir pour aller prendre un train apportait du rythme à la vie.

photo : Florence Caillon © Albane photographe