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# 53 / Faut-il annuler les saisons ?

photo : G. Barkz / Unsplash

Il n’est pas encore l’heure d’ouvrir les lieux culturels. Roselyne Bachelot, ministre de la Culture, l’a dit et redit. Faut-il alors annuler la suite de la saison ? Le débat est lancé.

Toujours pas de dates. La ministre de la Culture, Roselyne Bachelot, justifie le prolongement de la fermeture des lieux culturels par l’application du « principe de précaution ». La raison : l’arrivée en France des virus variants. Il n’y aura donc pas de réouverture très prochaine des cinémas, théâtres, salles de concert, musées… 

Ce manque de perspectives a plongé depuis plusieurs mois tout un secteur dans le désarroi et la colère. Raphaëlle Girard, directrice du Rive gauche à Saint-Étienne-du-Rouvray « continue à ne pas comprendre. Je ne nie pas que les chiffres sont importants, que l’épidémie n’est pas finie. Pendant le confinement généralisé, il est normal que les théâtres soient fermés. Mais là, nous sommes fermés et les lieux de cultes sont ouverts. Je n’arrive pas à m’y résoudre ». Autre remarque de Jean-François Driant, directeur du Volcan au Havre : « tous les services publics sont ouverts. Sauf nous ! Nous sommes un service public du spectacle vivant ». « Nous sommes les seuls et cela nous oblige à prendre des décisions que l’on devrait pas. Cela pose des questions sur l’exception culturelle qui s’inverse », rajoute Valérie Baran, directrice du Tangram à Évreux

Une fatigue morale

Comment envisager le présent et aussi le futur ? Depuis le deuxième confinement en automne 2020, les salles sont fermées au public mais ont l’autorisation d’accueillir les artistes pour des résidences de travail et de création. Les compagnies ont investi de nombreux plateaux régionaux. À l’Opéra de Rouen Normandie, les représentations de Pelléas et Mélisande se tiendront aux dates prévues mais sans public. « Nous sommes une maison de production avec des artistes qui sont là. Nous arrivons à faire de la musique d’une manière ou d’une autre. Il faut inventer de nouvelles formes. Nous y travaillons », rappelle le directeur Loïc Lachenal. 

Qu’en est-il des concerts et des représentations de cette saison qui court jusqu’en juin, avec des dates reportées de la programmation précédente ? Faut-il aller jusqu’à annuler les saisons comme Le Théâtre de la Cité, le CDN de Toulouse ? « C’est une façon de communiquer très forte. Mais nous sommes presque réduits à cela. Nous n’en pouvons plus d’attendre et nous ne voulons plus rester devant des silences. Nous ne pouvons pas attendre une décision pour le lendemain. Nous ne sommes pas des commerces de détail », martèle Valérie Baran.

Les avis divergent. À L’Étincelle à Rouen, l’équipe réfléchit à un arrêt temporaire de la diffusion avec un paiement des engagements. « Cela commence à faire trop long. Nous ne pouvons pas seulement regarder passer les trains. Toutes les deux semaines, on annule les spectacles. On engage des frais pour peut-être ne pas jouer. Depuis le début, nous sommes en ordre de marche, en tension pour rien. Mon rôle de coordinateur m’a fait prendre conscience de notre malaise. Nous ne pouvons pas nous résigner à quelque chose qui ne viendra pas. Dans ce contexte, il est impossible de raisonner sérieusement et efficacement. Il faut que l’on prenne l’eau le moins possible pour garder le bateau hors de l’eau quand il sera possible d’avancer. Sinon, on va tous sombrer. Et annuler, c’est geler la programmation pour qu’elle reprenne mieux. C’est une forme de reprise en main. Cela permet de libérer les esprits, les énergies, de fixer les règles, de travailler à la reprises et de laisser les salles libres pour des résidences », explique Bertrand Landais, coordinateur du projet artistique, culturel, et territorial de L’Étincelle.

Annie Mabilais, directrice du Sillon à Petit-Couronne, n’écarte pas non plus cette réflexion. «  Nous nous épuisons à force de faire et défaire, programmer et reprogrammer. À chaque fois, il faut relancer la machine et retrouver le lien avec le public. Au bout d’un moment, plus personne ne comprend rien. Notre rôle est de faire rencontrer des artistes et le public et d’offrir les meilleures conditions à la création ».

« On ne lâchera pas »

Annuler une partie de la saison ? Non, pour Valérie Baran et Jean-François Driant. « Je m’en sens incapable. C’est une décision lourde de responsabilité et de conséquences ». À l’espace culturel François-Mitterrand à Canteleu, « on s’y refuse, indique le directeur Thierry Jourdain. Alors « chaque annulation se fait la mort dans l’âme ». Comme au Trianon transatlantique à Sotteville-lès-Rouen. « Nous avons bâti une programmation et il y a des propositions que j’aimerais voir. Mais je m’interroge sur la suite », remarque Éric Boquelet. Franck Testaert au Tetris au Havre « annule en fonction des annonces, de mois en mois. L’année dernière, nous avons pu rouvrir le restaurant en mai et travailler à peu près normalement en juin avant l’été avec Exhibit ! »

Raphaëlle Girard « veut rester prête à ouvrir si, un jour, on finit par être entendu. J’ai programmé ces spectacles parce qu’il faut les montrer. Ils parlent du monde et de la société. Ils nous font réfléchir ». Comme à L’Éclat, le directeur, Simon Fleury « ne lâchera pas. On jouera dès que l’on pourra. Je n’oublie pas ce qui s’est passé l’année dernière. Tous les festivals d’été ont été annulés alors qu’une grande partie aurait pu avoir lieu. Pour les artistes, je ne me sens pas ».

Même sentiment de la part de Jean-Christophe Aplincourt, directeur du 106 à Rouen. À l’automne, « il y a eu seulement trois concerts. Ces trois-là n’auraient pas eu lieu s’ils avaient été annulés. Nous travaillons au fur et à mesure. Certaines dates s’annulent d’elles-mêmes. Notamment celles des artistes internationaux. Le festival des Nuits de l’alligator n’aura pas lieu. Aujourd’hui, nous ne prenons plus d’engament avant l’automne. Ce que nous avons devant nous sont des reports de l’année 2020 ».

Encore un peu d’espoir

La colère et l’incompréhension n’ont pas encore éteint complètement les petites flammes d’espoir. David Bobée, directeur du CDN de Normandie Rouen tient sa « ligne. Nous nous comportons le plus normalement possible dans un contexte anormal. Non, il ne faut pas annuler les spectacle. Surtout pas ! Nous sommes tributaires du calendrier du Covid. S’il nous dit que l’on peut rouvrir demain, nous serons prêts à rouvrir. Je ne peux renoncer à l’espoir de rouvrir vite. C’est la seule chose qui nous fait tenir. Je ne sais pas ce que je pourrais réinventer de mieux dans une programmation dont j’ai rêvé ».

De l’espoir, Yveline Rapeau, directrice du cirque-théâtre à Elbeuf et de La Brèche à Cherbourg ne veut pas l’effacer. « À chaque fois, on nous dit que ce n’est pas là, que ça ne va pas marcher. Mais on ne peut pas s’empêcher de se fixer un nouvel horizon. Nous avons besoin de croire que l’on va rouvrir. Et tout est fait pour que nous puissions y arriver. Ce n’est pas une croyance aveugle. Les limites données à la vie quotidienne et la vaccination nous permettent de croire que nous allons y arriver. Il faut continuer à mobiliser nos forces pour rester en capacité d’ouvrir quand on nous le dira ». Comme Marie Dubuisson, directrice du théâtre Charles-Dullin à Grand-Quevilly, « j’ai l’espoir que l’on puisse rouvrir avant la fin de la saison. J’ai trop de mal à renoncer à cela. Nous avons reporté les spectacles de janvier en juin. Le planning sera serré et dense. Nous ne pouvons pas toujours reporter. Je veux garder de la place pour les nouveaux projets, des créations. C’est important pour les compagnies »

Paul Moulènes, directeur de La Traverse à Cléon se montre moins patient. « j’ai envie de rependre maintenant. Pour nous, c’est maintenant que nous pouvons rouvrir. Nous savons faire et appliquer les conditions sanitaires. Nous avons fait nos preuves ». Un sentiment partagé avec Thierry Jourdain. « Les protocoles étaient au point. Nous avons tous vu que cela fonctionnait. Nous fonctionnons sur de petites jauges et le public jouait le jeu »

Des tests ?

Dans ce contexte sanitaire compliqué, chaque actrice et acteur de la vie culturelle normande n’appelle pas aux ouvertures sauvages. Autre sujet de débat : l’organisation de concerts-tests qui se tiendront prochainement à Marseille. Bertrand Landais considère que « cela permet de voir ce qui est contrôlable ou pas. Tout ce qui se fait pour accroître la connaissance et alimenter la maîtrise est important ». Paul Moulènes est moins enthousiaste. « Ce sont des solutions pour les grands lieux, pour ceux qui voient la culture comme un business. Les plus petits ne peuvent pas mettre cela en place ». 

Jean-Christophe Aplincourt s’interroge aussi sur ces concerts-tests. « À Barcelone, c’était un panel de personnes non malades. Est-il représentatif ? L’effet collectif ne produit pas a priori de malades. Faut-il mettre en œuvre un système de tests à l’entrée ? C’est très compliqué en terme non seulement d’organisation et de droits. Il y a aujourd’hui une pression forte de la part des festival qui risquent une deuxième année blanche. Glastonbury est déjà annulé. Avec Roskilde, ce sont deux événements de référence ».

Selon David Bobée et Simon Fleury, ce ne sont pas aux structures de mener les expériences. « Nous sommes fermés depuis des mois, il faudrait des études plus générales sur les lieux de contamination », remarque le directeur de L’Éclat. Il faudra encore attendre pour le directeur du 106. « Quand le système est détraqué, on peut juste l’altérer, effectuer des modulations. Les solutions ne sont pas à notre portée ».

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