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Agnès Maupré : « Ce que la société impose à la sexualité des femmes est honteux »

Agnès Maupré évolue en eaux troubles. La dessinatrice havraise signe une Histoire de la prostitution, un ouvrage originale et documenté paru avec Laurent de Sutter au Lombard dans la collection « Petite bédéthèque des savoirs ». Pratique vertueuse pendant un temps, personne haïe pendant d’autres, cette bande dessinée raconte sans concession et sans parti-pris. Agnès Maupré dédicace samedi 17 juin à la librairie Au Grand Nulle Part à Rouen lors de La Route du livre.

 

L’idée de David Vandermeulen, directeur de la collection « Petite bédéthèque du savoir », est d’associer autour d’un sujet particulier un(e) expert(e) et un(e) dessinateur(trice) qui ne se connaissent pas, mais qui partagent les mêmes problématiques. Laurent de Sutter est philosophe, spécialiste de la prostitution. Et vous, pourquoi pensez-vous que David Vandermeulen a fait appel à vous ?

La prostitution est un thème très casse-gueule. Il y a une part de politiquement correct de m’avoir choisie. Si David avait choisi deux hommes pour se charger de ce sujet, ça aurait été problématique ! Il m’a choisie aussi, je pense, car je suis estampillée « frous-frous et jupons » (depuis Milady de Winter en 2010 et Le chevalier d’Eon en 2014 parus chez Ankama, ndlr), parce que j’étais censée peut-être apporter une touche de romantisme ! Mais je n’ai jamais posé la question à David pour ne pas être vexée par son éventuelle réponse.

Est-ce un sujet auquel vous êtes sensible par ailleurs ?

A vrai dire, je n’y connaissais rien, même si ça m’intéressait a priori. Et aujourd’hui encore, après m’être évidemment documentée sur la question, je n’ai toujours pas d’avis tranché. Dans mes recherches sur le sujet, il y a des découvertes que j’ai vraiment aimées. Notamment les écrits de Virginie Despentes. Ses essais se lisent comme des romans, avec une écriture vivante et chaleureuse, et cela autour de sujets difficiles comme le viol, la prostitution… Elle a été violée jeune, et en veut à la société qui impose aux femmes violées d’être perdues à vie, de pleurer toute leur vie. Ce que la société impose à la sexualité des femmes est honteux.

Est-ce que la question de l’objectivité par rapport à ce sujet clivant s’est posée à vous lors de la construction de l’album ?

C’est vrai que le sujet n’est pas simple. Il est difficile de ne pas prendre partie. Laurent de Sutter montre que la prostitution existe depuis la nuit des temps, depuis le début de l’humanité. Il démontre que, même si c’est une condition humaine difficile, avec de la vraie misère sociale et physique, une frange de la population féminine y a trouvé son équilibre, sa liberté. J’ai accepté de participer au projet car il est traité de manière humaine. J’avais peur que ce ne soit pas cela. Mais Laurent connaît des prostituées, et le sujet n’est pas que théorique pour lui. Il a un jugement ni accusateur, ni laudateur, juste bienveillant. Même au niveau du dessin, ça a été difficile d’être neutre. Il y a des prostituées jeunes, belles, mais aussi désespérées, misérables. J’étais coincée avec cela. J’ai tout de même essayé de trouver un équilibre, mais j’ai rarement galéré autant que cela sur une bande dessinée ! Laurent de Sutter m’a dit qu’il était content de ma transcription, donc, c’est le principal.

Comment avez-vous appréhendé la construction graphique de cet album ?

Pour être franche, ça été assez difficile pour moi car il n’y avait évidemment pas de personnage récurrent dans cette histoire de la prostitution. Alors que ce que j’aime dans la BD, c’est justement cela : pouvoir s’attacher aux personnages que l’on décrit dans la durée, avec leurs sentiments, leur évolution… D’habitude, je veux juste raconter des histoires. Là, c’est un autre angle d’attaque. C’était intéressant de prendre en compte cette donnée, à l’inverse de mes logiques habituelles. D’autant que d’ordinaire, je suis incapable de lire un essai, d’être dans le didactisme. Je ne serai jamais allé sur ces terrains toute seule et pour cela, c’est une expérience très enrichissante.

Le rapport au corps est récurrent dans vos albums, avec notamment Le Chevalier d’Eon, personnage étonnant du XVIIIe siècle, qui aimait se déguiser en femme, et surtout Petit traité de morphologie, paru chez Futuropolis, dans lequel vous décrivez les cours de votre professeur de dessin aux Beaux-Arts de Paris, Jean-François Debord…

Jean-François Debord m’a appris à regarder le vivant et à retranscrire son énergie. Il donnait des cours de morphologie et décrivait les mouvements, les équilibres… C’est comme Reiser ou Georges Pichard (auteur de Paulette et Caroline Choléra, ndlr) qui expriment une explosion de vie, un amour de l’humain, une tendresse folle pour l’humanité. Le personnage de Paulette, qui est complètement débridé, tout le temps à poil, et qui dit « Je ne suis pas mauvaise, je suis simplement dessinée pour cela ! » me fascine. C’est incroyable d’assumer comme elle ses données physiques et de les ignorer en même temps ! J’ai été élevé de façon un peu utopiste, dans un contexte familial où cela ne change rien d’être un garçon ou une fille. Bizarrement, le fait d’être une femme est très annexe dans ma personnalité. Le but dans la vie, c’est l’équilibre, c’est d’être équilibrée, que tout le monde se sente bien. Mais depuis que j’ai un enfant, je me pose ces questions de manière plus accrue encore. La petite enfance est propulsée dans un univers violent concernant ces questions-là, avec des constructions de stéréotypes très fortes, avec les filles qui doivent avoir de l’empathie et des garçons qui seront scientifiques.

 

Propos recueillis par Laurent Mathieu

 

  • Samedi 17 juin à partir de 14h30 la librairie Au Grand Nulle Part à Rouen. Entrée libre

 

Programme de La Route du livre à Rouen

  • Julien Hugonnard-Bert, Jean-Marie Minguez et Emem à Lumière d’août
  • François Ravard à Funambules
  • Agnès Maupré et Singeon au Grand Nulle Part
  • Bedouel cet Perna à l’Armitière
  • Alain Penses aux Mondes magiques
  • Frizou et Ric-Rac chez Théo/Phil
  • Johann Charvel et Eric Héliot au Rêve de l’escalier
  • Stéphane Boutel et Olivier Petit aux éditions Petit à Petit
  • Jacky Clech et Gaëlle Levalet à l’atelier Terre et Feu
  • Steve Baker au Bazar du Bizarre
  • Florent Bance, Dimma Nott, Qu Hyphen au Café dessiné
  • Hugues Barthe, Céka, Julie Birmant et Clément Oubrerie au musée des Beaux-Arts