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Ben Herbert Larue : “Le fait que nous ne nous voyons plus nous empêche de débattre”

photo : DR

Ben Herbert Larue fait partie du collectif Cultures en luttes-Occupation Rouen, installé au Théâtre des Deux-Rives depuis le 12 mars. Cet amoureux des mots les manie avec intelligence pour créer « une poésie imaginaire », des émotions brutes et partager un engagement. La crise sanitaire n’a pas complètement entamé la constance de son écriture. Encore moins sa force de lutter pour l’ouverture des lieux des culturels et son besoin d’aller « se nourrir des autres sensibilités ». Artiste associé au Trianon transatlantique, il mène avec la salle de Sotteville-lès-Rouen divers projets culturels. Entretien avec Ben Herbert Larue.

Comment avez-vous traversé cette année, depuis le premier confinement ?

Cette année a été un ascenseur émotionnel avec des moments de joie, d’espoir et aussi des creux de la vague. Ce fut des montagnes russes. Il a fallu saisir cette chance de prendre le temps. C’est la première fois que j’ai pris le temps de voir le printemps arriver et se faire derrière mes fenêtres. Le manque d’être avec des personnes est arrivé très vite. Nous sommes des animaux sociaux. Ce virus nous ampute une partie de nous-mêmes. Il y a eu aussi le manque de jouer. Quand j’écris, j’aime bien partager vite les chansons.

Est-ce qu’il y a eu de la colère en vous ?

Non, pas au début. La pandémie était là. Nous la vivions tous en même temps à l’échelle nationale et internationale. Il fallait être solidaire et c’est normal. Puis, on a laissé les lieux culturels fermer alors qu’ils pouvaient être ouverts avec des mesures drastiques. On nous a interdits. Là, la colère est arrivée. Nous sommes entrés dans un clivage nauséabond qui engendre des sentiments d’incompréhension et d’injustice. Quand il y a injustice, il y a colère.

Est-ce que cette distinction entre activités essentielles et non-essentielles a suscité aussi de la colère ?

Ce fut violent. On s’interroge sans cesse sur la portée de ce que l’on fait. Est-ce que le métier que j’exerce est essentiel ? Oui parce que l’on ressort plus fort et le cœur plus léger après avoir vu un spectacle. Oui parce que l’on appuie sur des points de réflexion et donne matière à débattre. Que des politiques officialisent le fait que les artistes ne sont pas essentiels, c’est difficile à entendre. Surtout venant de personnes en qui je n’ai pas confiance. Maintenant, on ne peut même plus utiliser ce mot essentiel sans penser à cela.

Les occupations des théâtres se déroulent un an après le début de la pandémie en France. Est-ce que les artistes ont été patients ?

Oui, les artistes ont été très patients parce que nous avons cru à des annonces qui nous permettaient de nous projeter. Chacune a été une carotte, un moment d’espoir. Depuis quelques mois, nous sommes dans un flou artistique, pour le coup. Nous nous emparons donc de nos lieux de travail qui nous manquent. Nous occupons les théâtres comme ont pu le faire les ouvriers dans leurs usines. Nous avons ouvert pour que les gens viennent débattre. Nous l’avons constaté : il y a une urgence de se retrouver. Nous avons besoin d’être ensemble, juste pour libérer la parole. Le fait que nous ne nous voyons plus nous empêche de débattre. Or la pensée se construit avec les autres.

Occuper un théâtre est donc utile ?

Oui. C’est plutôt la ministre qui est inutile. Quand on me dit que je fais quelque chose d’inutile, je ris jaune. Il faut entendre la détresse aujourd’hui. Je ne suis pas dans la théorie du complot. Cependant, des études scientifiques montrent qu’il y a quasiment aucune chance d’attraper le virus dans un théâtre avec un protocole sanitaire. On l’a vu d’ailleurs à l’automne. Malgré cela, le monde de la culture est bâillonné.

Rêver, c’est être en résistance

La création existe malgré tout.

Oui, la création existe. Nous sommes tout le temps en train de créer. À quoi sert la création si elle n’est pas partagée ? Je suis en train de composer un nouvel album qui sortira à l’automne 2022. Je voudrais y mettre de la joie et de la légèreté. Pourtant j’ai le cœur lourd. Je n’aurai pas envie de retrouver cette noirceur après cette crise sanitaire. Pourtant, nous sommes remplis de tout cela et il est difficile de faire abstraction.

Où est-il possible de retrouver l’énergie de créer aujourd’hui ?

Il est dans le souffle que l’on trouve dans les mouvements, dans un collectif. Nous sommes ensemble et nous pouvons compter les uns sur les autres. Nous sommes dans le même bateau, dans la même urgence devant le même avenir incertain.

Vous écrivez tous les jours en règle générale. Avez-vous gardé le même rythme ?

Au début, je n’ai pas réussi à écrire. Après je me suis imposé cette gymnastique quotidienne. Je me suis dit : peu importe ce qu’il ressort, ce sera la sensibilité, l’humeur du moment.

Faut-il repenser le métier d’artiste ?

Il faut repenser le monde, notre manière d’être ensemble. C’est peut-être une idée pleine d’utopie, de rêve. Rêver, c’est être en résistance. Il faut penser à des spectacles de manière plus raisonnée, arrêter de faire des festivals-parcs d’attraction pour proposer des événements plus simples et à taille humaine.