Dan Barrett enregistre 5 œuvres de Dominique Lemaître

photo : Rigisse

Le violoncelliste américain, Dan Barrett, consacre un album à Dominique Lemaître, compositeur fécampois. De L’Espace trouver la fin et le milieu réunit des œuvres écrites pour solo et duo entre 1992 et 2018.

Il a seulement fallu deux rencontres pour que les deux hommes s’apprécient et émettent le souhait de travailler ensemble. Le premier, Dan Barrett, est un violoncelliste virtuose, le second, Dominique Lemaître, est un compositeur qui compte une centaine d’œuvres. Le musicien américain a enregistré 5 pièces de l’artiste fécampois sur un disque monographique, De L’Espace trouver la fin et le milieu

Ce sont 5 partitions pour violoncelle, en solo ou en duo avec clarinette ou piano. Avec la flûte et les percussions, le violoncelle reste l’instrument préféré de Dominique Lemaître. « J’aime sa voix. On dit qu’il sonne comme un chanteur baryton. J’aime aussi sa chaleur, son groove, son lyrisme ». Dans ces musiques, le compositeur le fait résonner de manières sensible et sensuelle. La mélancolie se mêle au mystère. Orange et Yellow II est inspiré d’un tableau éponyme de Rothko. Thot évoque le dieu égyptien des scribes. Mnaïdra et Plus Haut abordent le thème de l’ascension. Quant à Stances, dédiée à Dan Barrett, cette pièce musicale pour violoncelle et piano est un hommage à Henri Dutilleux dont Dominique Lemaître a fait maintes fois référence.

Cet album traverse ainsi diverses époques, de 1992 à 2018, dans le répertoire de Dominique Lemaître. « Je fais partie de ces compositeurs qui ne renient pas leurs vieilles pièces. Je ne renie pas mes enfants les plus âgés. Je sais que mon écriture a évolué. Et ce, par petites touches. J’ai creusé un sillon ». Le compositeur est ravi de ce nouvel enregistrement. « Cet album est un joyau, de l’orfèvrerie. Dan Barrett a pris beaucoup de temps et joue avec méticulosité, avec une précision chirurgicale ».

Dan Barrett : « la répétition n’est pas une routine mais un pieux rituel biologique »

Votre projet musical a évolué au fil du temps pour décider enfin de consacrer cet album à la musique de Dominique Lemaître. Pourquoi ?

C’est exact : les plans originaux de l’album comprenaient plusieurs pièces de Dominique, d’autres compositeurs européens et une suite d’un compositeur américain. Mais il est devenu de plus en plus clair, pour mon producteur et moi, que le CD devait vivre et parler comme un organisme vivant, qu’il avait besoin de son propre langage : une modalité linguistique gouvernante, une « voix » compositionnelle unificatrice. J’ai fait la connaissance de Dominique au cours de l’été 2015, dans une petite église de Lucca en Italie. Dominique m’a entendu jouer une œuvre solo d’Alastair Greig de Londres. Les souvenirs d’enfance du compositeur sur la guerre des États-Unis au Vietnam constituaient le sous-texte psychologique de la pièce. Dominique m’a abordé après le concert, suggérant d’écrire une pièce pour moi. Peut-être avait-il noté quelque chose dans le ton de mon jeu ? Peut-être a-t-il entendu comment j’avais appliqué une sorte d’« éclairage » théâtral tonal aux idées musicales d’accompagnement ? Ou peut-être y a-t-il entendu un langage instrumental d’intimation et de suggestion, plutôt qu’un langage de simple explication et présentation ? Je connaissais déjà, et j’aimais, le travail de Dominique sur les mythologies et la civilisation classique. Et j’ai appris à bien connaître, un peu comme une langue maternelle, la manière générative dont il traite ces groupements de sons intimidants et ces petites flaques de notes qui, dans sa musique, se propagent et s’entrelacent perpétuellement.

Comment qualifiez-vous la musique de Dominique Lemaître ?

Il ne s’agit pas d’une œuvre qui révèle des formules. On y reconnaît un être hybride. Son visage, sa silhouette et ses moyens de propulsion multiformes sont charmants et délicatement monstrueux, comme une merveilleuse créature des grands fonds, dont la silhouette seule peut être perçue. Ses diverses méthodes d’examen sont ses rêveries : une espèce de rêve analytique. Il s’agit d’une diction de cétacé, à la fois fluide, cellulaire et pointilliste. Elle ne peut être abstraite ou arrachée à sa tradition – son héritage de la langue, ses iconographies matérielles et sonores qui constituent sa « voix » psycho-historique.

Dominique Lemaître qualifie votre interprétation de « précision chirurgicale ». Comment avez-vous travaillé les œuvres ?

La sculpture du terrain et de la « géographie » d’une œuvre demande des facultés à la fois analytiques et réflexives. Dans ma méthodologie, je sollicite l’aide de l’art de la boxe – un art où la maîtrise de la technique, de la puissance animale héréditaire et de l’espace sont des questions de vie et de mort. Quand on « répète » des morceaux de musique, plusieurs voix intérieures provoquent les différentes vitesses et la manière dont on délivre le geste. Une voix incite à continuer à répéter « le coup ». Cette répétition n’est pas une routine mais un pieux rituel biologique; et nos matériaux musicaux sont la cible chérie de la livraison de l’acte physique. En conséquence, les corrections et modifications sont autorisées plutôt qu’imposées. On continue et répète le geste à des vitesses différentes, et dans des directions séquentielles opposées et modifiées, appliquant souvent des alternances expérimentales dans la chorégraphie de l’arc et des doigts. Chaque passage d’une pièce est ainsi sculpté. Il faut aussi un repositionnement perpétuel de l’angle de la main ou du violoncelle lui-même, la distorsion ou la contorsion d’une technique séculaire. Ce processus pourrait être appelé une modification de « la position, le positionnement et le jeu de jambes ». Et après avoir positionné et repositionné ces diverses branches musicales, brindilles et fragments, ils devront ensuite être façonnés par ma propre imagination.

Pourquoi avez-vous choisi un vers de Baudelaire ?

Depuis mes 20 ans à ce jour, j’aime copier, un peu comme un accro, des textes littéraires et musicaux. Parmi ceux qui m’ont le plus marqué sont les mètres poétiques, les visions et les incantations de l’éternel adolescent Baudelaire (à ne pas confondre avec l’éternel adulte, Rimbaud). La phrase des « Plaintes d’Icare », est la chanson de chaque âme – et de Dominique. Cette phrase exprime parfaitement, à travers l’instrumentalité de chaque pièce, la manière dont le compositeur définit l’espace et recherche ses origines.