Emmanuel Meirieu : « J’ai besoin que le personnage me regarde dans le blanc des yeux »

photo : Pascal Gély

C’est un nouveau témoignage. Comme les aime tout particulièrement Emmanuel Meirieu. Le metteur en scène de la compagnie Bloc opératoire qui s’empare de récits intenses reprend celui de Patrick Declerck écrit dans un ouvrage, Les Naufragés. L’anthropologue, psychanalyste et philosophe qui a vécu avec les personnes dans la rue pendant quinze ans évoque ces oubliés, les nuits, les « poux qui dégoulinent en cascade »… C’est François Cottrelle qui porte cette parole dans un immense décor apocalyptique. Entretien avec Emmanuel Meirieu avant la représentation jeudi 30 septembre à la scène nationale de Dieppe.

Quelle est la force du témoignage ?

C’est la force d’une histoire vraie que je ne trouve pas dans la fiction. C’est la force de l’authenticité. Et ce sont ces histoires-là qui me bouleversent le plus.

Faut-il mettre en miroir Les Naufragés et Ressusciter Les Morts ?

Ce sont deux pièces qui ont vingt ans d’intervalle. Dans Ressusciter Les Morts, il y a un ambulancier dans les ghettos de New York et ici, un psychanalyste qui répare les âmes des clochards. Ce sont presque les mêmes histoires, chacune à un bout du monde. D’ailleurs, j’ai failli reprendre Ressusciter Les Morts pour les monter ensemble.

Est-ce que porter un tel récit à la scène change le rapport au public ?

Bien sûr. Cela change tout. Quand on raconte une histoire vraie, il faut transmettre la force de la vérité. Chaque mot a été prononcé. Chaque geste a été vécu.

Comment avez-vous travaillé avec le comédien, François Cottrelle ?

Il y a autant de façons de travailler qu’il y a de comédiens. En tant que metteur en scène, je suis comme un chien d’aveugle qui doit créer les conditions pour qu’il puisse lâcher prise, être dans l’abandon. C’est ce que je recherche. Tout comme la retenue et la pudeur. J’aime quand il lâche le guide, entre dans le personnage. J’aime quand on ne voit plus le geste technique.

Il y a maintenant une belle complicité avec François Cottrelle qui a joué dans plusieurs de vos spectacles ?

Je ne peux pas travailler sans fraternité, sans une vraie et profonde camaraderie. Je ne peux pas et je ne sais pas. Je vis et je tourne avec les comédiens. Ce que nous vivons en dehors des plateaux nourrit ce qui se joue. C’est François qui m’a fait découvrir cette merveille. Nous avons adapté le livre ensemble. C’est une écriture à deux mains.

Quelle a été votre première réaction quand vous avez lu ce témoignage ?

J’ai tout d’abord eu le bonheur de l’écouter. Il m’a dit les mots. L’impact est venu par l’oreille. J’ai été bouleversé. L’histoire est fascinante. Il y a une force et une puissance dans le texte de Patrick Declerck.

Êtes-vous resté fidèle au récit de Patrick Declerck ?

Une adaptation est un geste particulier, un geste d’écriture. Je suis tombé amoureux de ce bouquin. Mais, il faut transformer les phrases, les travailler autrement parce que nous passons par un autre canal. Ce n‘est pas un copier-coller mais un montage. On déplace tout et on reconstruit.

Sur scène, François Cottrelle partage ce texte de manière directe.

Quand je vais au théâtre, il y a ce quatrième mur. C’est un théâtre de situation. Je ne sais pas faire. J’ai besoin que le personnage me regarde dans le blanc des yeux. Il faut qu’il soit là, en chair et en os. Il faut pouvoir le toucher, respirer avec lui. J’ai besoin de ce concret. Cet homme vient se raconter simplement et puissamment.

Vous utilisez en revanche la métaphore dans la scénographie avec ce bateau échoué sur une plage déserte.

Tout à fait. L’histoire est vraie mais je ne veux pas faire du théâtre documentaire. J’ai besoin d’être dans la terreur, l’effroi, la violence, l’émerveillement… Le plateau est un cimetière d’épaves, un lieu avec sa part de merveilleux, de fantastique. C’est en effet un symbole, une allégorie de ce qui est raconté. Patrick Declerck a une passion pour la mer. C’est l’endroit où il est heureux. Dans la marine, il y a un code : on ne laisse jamais un homme à la mer. Quand quelqu’un tombe à l’eau, tout s’arrête. Ce bateau échoué est l’Arc de triomphe des clochards, leurs pyramides.

Clochard est un mot qui ne s’emploie plus aujourd’hui.

J’aime ce mot parce qu’il a une texture, une odeur. Aujourd’hui, on vide les mots de leurs sens comme on vide un poisson. On édulcore. On aseptise. Je comprends cependant que les professionnels ne l’utilisent pas et l’aient abandonné pour un mot plus respectueux.

Infos pratiques

  • Jeudi 30 septembre à 20 heures à la scène nationale de Dieppe. Tarifs : de 23 à 10 €. Réservation au 02 35 82 04 43 ou sur www.dsn.asso.fr
  • Jeudi 30 et vendredi 31 mars à 20 heures, samedi 1er avril à 18 heures au théâtre de La Foudre à Petit-Quevilly. Tarifs : 20 €, 15 €. Réservation au 02 35 70 22 82 ou sur www.cdn-normandierouen.fr
  • Vendredi 7 et samedi 8 avril à 20h30 au Volcan au Havre. Tarifs : de 18 à 5 €. Pour les étudiants : carte Culture. Réservation au 02 35 19 10 20 ou sur www.levolcan.com
  • Durée : 1 heure