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# 1 | On ferme, on s’organise et on s’interroge

Suite aux décisions de confinement pour enrayer la propagation du coronavirus, les lieux cultuels sont fermés jusqu’au 15 avril. Comment s’organise-t-on dans les théâtres et les salles de concert ? Comment gérer les annulations et les éventuels reports ? Comment prévoir l’avenir  aussi ? Des questions posées aux directeurs et directrices des structures culturelles en Normandie.

Depuis plusieurs jours, le milieu culturel a dû faire face à plusieurs décisions. La première a été de réduire à partir du lundi 9 mars les jauges à 1 000 personnes. Cinq jours plus tard, pas plus de 100 personnes avant le confinement annoncé lundi 16 mars par Emmanuel Macron, président de la République. Depuis vendredi 13 mars, les lieux culturels annoncent les uns après les autres la suspension de leurs activités. « Nous sommes hors du temps, comme tout le monde », constate Yveline Rapeau, directrice des 2 Pôles Cirque à Elbeuf et Cherbourg. Il y a bien évidemment les concerts et tous les autres spectacles — c’est la partie la plus visible — mais aussi les résidences d’artistes et toute l’action culturelle auprès des publics.

De jour en jour…

Pas facile de gérer dans ces conditions. Éric Boquelet, directeur du Trianon transatlantique à Sotteville-lès-Rouen, « avance de jour en jour ». Comme Simon Fleury, directeur de L’Éclat à Pont-Audemer et Sophie Descamps, directrice du Passage à Fécamp. « Il faut faire au coup par coup. On ne peut rien projeter ». « Nous sommes suspendus aux décisions de l’État », ajoute Franck Testaert, directeur du Tetris au Havre. Le plus important pour Philippe Cogney, directeur de la scène nationale de Dieppe est d’être « le plus juste avec tout le monde ». Avant de prendre toutes mesures, « il a fallu accuser le coup, puis se rendre compte que l’on arrête des activités comme les nôtres comme cela du jour au lendemain. Il y a beaucoup de décisions à prendre », remarque Loïc Lachenal, directeur de l’Opéra de Rouen Normandie.

En très peu de temps, tous ont dû mettre en place une autre organisation de travail. Au théâtre du Château à Eu, « l’urgence a été de créer des outils de partage de ressources à distance », indique Fabienne Huré, la directrice. La plupart des personnels sont en télétravail, en récupération, en congés garde d’enfants… Pour celles et ceux qui ont des activités de main d’œuvre, il y a un recours au chômage partiel. Pas dans toutes les structures. Comme au CDN de Normandie Rouen, « nous ne toucherons pas aux salaires malgré l’incertitude de la durée », assure le directeur et metteur en scène, David Bobée. Comme au Rive gauche : « c’est une volonté de la ville de Saint-Étienne-du-Rouvray, nous maintenons tous les salaires », annonce Raphaëlle Girard. Et aussi au Passage « pour l’instant ».

Au Volcan au Havre, c’est le chômage partiel qui a été décidé pendant deux semaines, « le temps que tout s’organise. Le télétravail n’a pas de sens pour 90 % de l’activité de la maison. Nous pensons et réfléchissons à une organisation à partir du 24 mars. Nous avons plusieurs cas de figures en fonction de la suite », explique le directeur, Jean-François Driant.

Mars, jusqu’aux vacances de printemps, est un des mois les plus denses de la saison culturelle. C’est 7 spectacles et 16 représentations au CDN de Normandie Rouen, 7 concerts au Trianon transatlantique, 6 spectacles et 11 représentations à L’Étincelle à Rouen, 6 spectacles au Rive gauche, 8 spectacles et 15 représentation à la scène nationale de Dieppe, 3 spectacles et un festival à L’Éclat, 4 spectacles au Passage, 2 concerts et un spectacle à La Traverse, 9 concerts au Tetris, 7 spectacles et le festival Musique Musiques au Volcan, 11 concerts et un opéra avec 3 représentations à l’Opéra de Rouen Normandie, 3 spectacles au Sillon, 19 concerts au 106… 

Des reports le plus possible

Annulation ou report ? C’est toute la question qui traverse les équipes des structures culturelles à un moment où les saisons suivantes sont pratiquement bouclées. Dans les musiques actuelles, les reports semblent plus fréquents. Sauf dans le cadre d’une tournée internationale. « Il y a peu de chance que l’on revoit Melvin Taylor », regrette Paul Moulènes. À La Traverse, « on essaie de reporter à l’automne prochain. Concevoir une programmation, c’est une envie de partager des coups de cœur avec le public. Nous envisageons de reprendre la saison plus tôt ».

Comme Sophie Descamps : « je n’avais pas totalement terminé la programmation de la saison prochaine. J’essaie alors le plus possible de reporter. Sauf pour Silencio Blanco. Cette compagnie chilienne est repartie dès la semaine dernière. Comme nous étions plusieurs à devoir accueillir leur spectacle, nous nous engageons sur la prochaine création. C’est une autre façon d’aider les compagnies ».

Même souhait de la part de Raphaëlle Girard : « Nous voulons reporter les spectacles pour les compagnies et le public. Il y aura des spectacles la dernière semaine de juin qui est d’habitude consacrée au rangement et à la maintenance du théâtre ». Quant à Philippe Cogney, il a « peu d’espace. Les reports sont difficiles car la saison est presque bouclée et les compagnies ne sont pas toutes disponibles. On met du sens dans une saison. Encore faut-il que les spectacles reportés entrent dans cette logique ». Éric Boquelet tente de « reporter les créations ». Pour Franck Testaert, « c’est encore une inconnue ». Comme pour Fabienne Huré qui reporte cependant la saison prochaine le Focus Seul.e.s.

Simon Fleury qui a dû annuler la deuxième édition du Noob Festival, « la mort dans l’âme », opte pour une autre formule. « Nous prenons les décisions avec les compagnies. C’est un dialogue avec elles. Nous n’allons pas faire jouer la clause de force majeure. Nous allons reporter si elles ont besoin de visibilité. La saison 2020-2021 est déjà construite mais on accueillera tout le monde. Ce sera alors que du plus ». Les discussions avec les compagnies sont aussi en cours au Volcan. « Une minorité de spectacles sera reportée. Nous ne pouvons pas le faire avec tous. C’est très compliqué. Cela l’est d’autant plus avec des compagnies étrangères », remarque Jean-François Driant. Au CDN de Normandie Rouen, il y a aura un seul report. Celui du spectacle, en coproduction, de Tünde Deak, D’Un Lit l’autre.

À l’Opéra, ce sera des annulations. « Nous menons une activité de production. On ne peut reprogrammer les spectacles. Tout ce que l’on ne montre pas, on le montrera jamais », confirme Loïc Lachenal. Les répétitions de Serse de Haendel, mis en scène par le duo Jean-Philippe Clarac et Olivier Delœuil, ont vite cessé ce week-end.

Pas de spectacles et pas de résidences non plus. Comment créer aussi dans ces conditions ? Yveline Rapeau le rappelle : « Nous avons aussi annulé toutes les résidences. Yoann Bourgeois devait venir en avril pour travailler sur Paroles impossibles qu’il doit créer en septembre à la Biennale de la danse. Si tous les artistes manquent de temps de travail, il n’y aura pas de création ».

Des conséquences économiques et sociales

Quelles seront alors les répercussions économiques pour les structures culturelles ? Pour tous et toutes, il est trop tôt pour le dire. « C’est la grande inconnue. On fera les compte à la fin de l’épisode » pour Philippe Cogney. David Bobée, directeur du CDN Normandie Rouen estime déjà : « Il y aura un gros manque à gagner. Nous perdons de la billetterie ». Raphaëlle Girard se veut rassurante : « Le Rive gauche va bien. Ses résultats sont confortables mais nous allons perdre des recettes alors que nous les avions explorées en 2019. Tout dépend si on peut reporter ».

Les résultats économiques seront liés aussi aux réponses des pouvoirs publics. « Quelle sera la position des financeurs ?, demande Paul Moulènes. S’ils considèrent que notre activité s’est tenue seulement sur neuf mois au lieu de douze et reprennent une partie du gâteau, c’est la catastrophe ». Loïc Lachenal, également président de l’Association des forces musicales exprime ainsi « le besoin de grandes consignes et de cadres d’intervention. Nous pouvons toujours gérer une annulation pendant une saison. Pas sur une longue période. Il faut une harmonisation des décisions ». 

Un appel à la solidarité

Une annulation ou un report entraînent forcément des remboursements de billets. Sur plusieurs semaines, les sommes sont conséquentes d’autant que, pour la plupart de ces dates, les jauges étaient complètes ou presque. David Bobée a lancé vendredi 13 mars un appel pour, si possible, « de ne pas demander de remboursement des places réservées ». Un appel entendu aussi à l’Éclat. « Beaucoup de spectateurs font don de leur billet ». Au Volcan également : « des spectateurs nous ont écrit pour nous dire qu’ils étaient prêts à abandonner leur remboursement. C’est très agréable de lire cela ». Puis à DSN : « des spectateurs se sont organisés avec ou sans l’association pour ne pas être remboursés ».

Les structures culturelles vont être impactées par cette crise sanitaire. Surtout les artistes qui voient leur nombre de cachets décroître à grande vitesse. « Ils sont en première ligne  », rappelle Fabienne Huré, en attente d’un cadrage. Pour David Bobée, « si tout le monde se montre solidaire, les intermittents ne vont pas subir cette crise dans un court et moyen terme ». Le directeur du CDN de Normandie Rouen a décidé de « tenir ses engagements artistiques » envers les artistes et les techniciens. Pas question, selon Simon Fleury, que « les plus précaires morflent davantage. Je pense que les tutelles vont nous accompagner. Le choix de la solidarité l’emportera. Si cette chaîne ne se brise pas, il n’y a pas de raison que tout s’écroule. Nous n’abandonnerons personne ». 

Pendant ce temps, les équipes voient plus loin. Même si cela reste « de la programmation fiction » pour le directeur de DSN. Au Trianon transatlantique, on reste « en ordre de marche. Nous gérons les affaires courantes et la suite ». Tout comme au Tetris qui se penche sur la prochaine édition d’Exhibit et de Ouest Park. Sans oublier la rentrée. David Bobée « travaille comme si de rien n’était. Nous finalisons la programmation, la communication de la saison prochaine ». À l’Opéra de Rouen, la plupart des salariés a « son document de travail ». 

Dans les théâtres et salles de concert, le temps s’est arrêté. La servante attend et s’interroge.