/

Théâtre : Marivaux selon Laurent Laffargue

photo Marthe Lemelle
photo Marthe Lemelle

Marivaux arrive pour la troisième fois dans le parcours artistique de Laurent Laffargue. Après L’Epreuve, La Fausse Suivante, le fondateur de la compagnie Le Soleil bleu met en scène Le Jeu de l’amour et du hasard. Une pièce où les personnages inversent leur rôle. Les valets deviennent les maîtres et les maîtres, les valets. Le but : Silvia et Dorante veulent tester l’amour que l’un porte à l’autre avant de s’engager. C’est un jeu diabolique provocant des situations burlesques et cruelles. Avec Laurent Laffargue, l’histoire de Marivaux se déroule lors d’une soirée bourgeoise contemporaine. Elle est jouée vendredi 5 décembre à l’espace Philippe-Auguste à Vernon dans le cadre d’Automne en Normandie.

 

 

 

Pourquoi avez-vous choisi Le Jeu de l’amour et du hasard ?

Le jeu de l’amour et du hasard est d’une modernité extraordinaire, non seulement par cette représentation du corps social qui n’a pas tellement évolué malgré ce que l’on pourrait croire, mais y compris dans les possibilités de jeu : ce sont des pièces que l’on peut interpréter de manière naturaliste, comme Marcel Bluwal a pu le faire pour la télévision, ou au contraire très théâtralisée. Dans cette mise en scène, j’ai voulu osciller entre les deux.

 

Vous vous appuyez sur des codes contemporains. Comment interrogez-vous les préjugés sociaux et l’ordre établi dans la pièce ?

C’est toute la mécanique subtile de cette double partition, amoureuse et sociale, que je mets en scène, en m’appuyant sur les codes actuels. Car bien qu’en apparence plus égalitaire, notre société reste pourtant cloisonnée. Les marqueurs sociaux de la distinction se font sans doute plus discrets et habiles, quand se déclinent à longueur de magazines les icônes glamour, « must-have » et autres marques qui fondent l’être dans l’objet et servent de repères identitaires, surtout chez les adolescents… Marivaux montre des individus en quête de (leur) vérité, qui se cherchent encore et découvrent un sentiment pour eux inconnu, tout à la fois délicieux et effrayant : l’amour. C’est pourquoi j’ai choisi de très jeunes comédiens pour les interpréter.

Les personnages vivent cette expérience, chavirés par les premières bourrasques du désir. L’expérience où Marivaux jette ces jeunes gens les démet de leur fonction et les perd dans le doute de leur identité. Ils espèrent être aimés pour ce qu’ils sont et non pour ce qu’ils représentent. L’espace, en perpétuelle métamorphose, révèle les mouvements intérieurs qui les travaillent, à l’insu de leur conscience.

A ce compte-là, les maîtres sont les plus entravés, déchirés entre leur moi et leur sur-moi social, entre ce qu’ils voudraient dire et ce qu’ils disent. Leur amour bute sur l’amour-propre. C’est là aussi tout le mordant de la comédie, irrésistible et cruelle. Derrière le rire et la danse allègre des mots, se devinent la panique intime et l’âpreté de ce combat entre soi et soi, jusqu’à ce que la vérité advienne par le mensonge… et le jeu du théâtre.

 

 

 

Comment révélez-vous la complexité des personnages ?

Chacun des personnages de la pièce se perd à un moment donné dans ses pulsions amoureuses, excepté le père qui reste d’une certaine manière le metteur en scène de l’histoire. Silvia pense contrôler la situation alors qu’elle est elle-même manipulée. Le jeu réside dans la quête de vérité des sentiments de l’autre, sachant que tout le monde est dans le mensonge. De fait, le spectateur devient le regard omniscient et y trouve son plaisir et sa perversité. De plus, Marivaux utilise le double langage de manière à nous rendre les personnages en apparence très complexes sauf qu’ils ne restent en réalité dans cette pièce que de jeunes gens en quête de sincérité de l’amour. Toutes les pièces de Marivaux pourraient s’appeler « L’Epreuve ».

 

Pensez-vous que les femmes ont le meilleur rôle dans cette pièce ?

Oui. Je pense que Marivaux fait partie des auteurs qui font le mieux parler les femmes. Il n’y a aucune misogynie chez lui, en revanche je pense qu’il aime les entendre pleurer. C’est bien là qu’on retrouve le tragique toujours teinté de légèreté, mais ce n’est pas une tragédie car aucun destin n’est écrit, ils vivent leurs sentiments en temps réel. N’oublions pas que les hommes pleurent aussi…

 

Pourquoi avez-vous opté pour un double plateau tournant et un tourniquet ?

Chez Marivaux on n’a pas, comme chez Feydeau, une mécanique de l’intrigue, mais une mathématique très rigoureuse, avec une succession de mises en miroir imparable. Il n’y a rien pour rien dans cette pièce, pas un mot de trop. C’est écrit avec une intelligence redoutable, qui demande de notre part une grande exigence d’écoute de l’auteur et du langage.

Les personnages sont pris dans une spirale qu’ils ne contrôlent pas, entre leurs sentiments, leurs habitus et leur identité. Elle est figurée par ce labyrinthe organique aux multiples portes, qui n’en surligne toutefois pas les intentions. A titre personnel, j’aime beaucoup les décors tournants, il y en avait un dans Molly Bloom. En l’occurrence, c’est au service de notre propre jubilation : tout comme Orgon, le père qui tire les ficelles avec discrétion, le spectateur sait très bien tout ce qui va se passer dans la pièce. On sait que ça va bien finir, dès lors, ce qui est important, c’est le comment : comment va-t-on arriver à cette fin ? C’est ça qui est passionnant. Pour monter Marivaux, il vaut mieux être bon en math, j’ai fait des progrès depuis que je l’étudie.

 

  • Vendredi 5 décembre à 20h30 à l’espace Philippe-Auguste à Vernon. Tarifs : de 27 à 12 €. Réservation au 02 32 10 87 07 ou sur www.automne-en-normandie.com
  • Navette au départ de Rouen à 19 heures. Renseignements au 02 32 10 87 07.