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# 4 | Un avenir incertain pour les artistes

"Pillowgraphies" Photo : Nora Houguenade

Le rideau est tombé aussi pour les artistes et les techniciens. Fin des tournées et des répétitions. Chacun est chez soi à entrevoir un avenir qui sera très sombre malgré les premières mesures prises par les ministères du Travail et de la Culture.

Pour les artistes et les techniciens, c’est un peu la triple peine. Pendant cette période de confinement, aucun ne peut exercer son art — toutes les dates ont été annulées ou reportées. Pas de possibilité non plus de répéter une prochaine création. Deux raisons qui les empêchent d’acquérir des droits dans le cadre de leur statut d’intermittence. 

Les ministres du Travail et de la Culture, Muriel Pénicaud et Franck Riester, ont annoncé deux mesures « afin de limiter les impacts sociaux de la crise sanitaire ». La première : « neutraliser le calcul de la période de référence ouvrant droit à l’assurance chômage et aux droits sociaux ». La seconde consiste à geler « le calcul et le versement des indemnités au titre de l’assurance chômage ». Ce qui permet aux « personnes arrivant en fin de droit pendant cette phase de l’épidémie de continuer à être indemnisées ».

« Un carnage »

Deux annonces qui n’ont pas vraiment rassuré les artistes. « Quelle galère ! », soupire le comédien Bruno Bayeux. Du côté d’Angelo Jossec du Théâtre des Crescite, « c’est un peu la panique ». Catherine Delattres, metteuse en scène qualifie la situation de « catastrophe pour le spectacle vivant. Tout le monde de la culture est dans une impasse totale ». Quant à Yann Dacosta, le metteur en scène et fondateur du Chat Foin n’hésite pas à parler de « carnage. C’est un accident industriel. Les mesures prises ne sont que des rustines. La crise va s’étaler sur plusieurs saisons ». Un sentiment partagé par Nadège Cathelineau et Julien Frégé du Groupe Chiendent : « cela va nous fragiliser sur du long terme ».

« Abasourdi pour l’instant », Thomas Rollin du Safran Collectif s’inquiète pour « beaucoup qui vont sortir du système. On va prendre la crise de plein fouet ». Sarah Crépin de La BaZooKa a pris « la douche froide. Cela nous met en péril. Nous sommes dans un tourbillon ». Avec cette crise sanitaire, « la danse va être encore plus fragilisée. Il nous fallait surtout pas ça », remarque Frédérike Unger de la compagnie étantdonné.

Arrêt des tournées

Les tournées des spectacles se sont arrêtées brutalement après les mesures de confinement prises par le gouvernement. Pour La BaZooKa, c’est « 14 dates jusqu’à mi-avril, puis 30 dates jusqu’en mai » avec Pillowgraphies et Solo OO. « Nous avions entamé la tournée seulement une semaine avant l’annonce ». La compagnie étantdonné a vu annuler une dizaine de représentations de Tchatche, la suite de Papotages. « Nous savons déjà qu’une salle ne nous paiera pas. Pour la diffusion, notre saison est pratiquement terminée. Nous avions aussi un gros volume d’action culturelle et d’ateliers qui représente 140 heures ». 

20, c’est le nombre de représentations annulées pour Thomas Rollin. 25 pour la comédienne de la Spark Compagnie, Nadia Sahali. 18 en moins de Qui suis-je ? du Chat foin. « Nous devions partir dans le sud et dans l’est de la France pendant deux semaines. C’est le fruit récolté au festival d’Avignon l’année dernière. Tous les projets d’action culturelle mené en parallèle devaient aussi aboutir maintenant. Nous avions effectué des allers et retours pour sensibiliser les publics », déplore Yann Dacosta. 30 en moins pour le Théâtre des Crescite et 120 heures d’atelier. La troupe d’Angelo Jossec croise les doigts pour pouvoir ensuite partager son Banquet élisabéthain, A Ti Té Shakespeare ? en fin de saison. 

Pour le Groupe Chiendent, arrêt des représentations de Nasreddine, le fou, le sage et d’Inconsolable(s) et fin aussi de L’Éveil du printemps de Wedekind, mis en scène par Armel Roussel à

La Tempête à Paris. « Nous avons donné 10 dates au lieu de 28. Un soir, nous avons joué sans savoir que c’était la dernière. Le lendemain, nous étions confinés. C’est très brutal ». Autre moment attendu pour le duo rouennais : les festivals Mythos à Rennes et d’Avignon où ils sont programmés avec Inconsolable(s). « Chaque date est une potentialité de dates pour la saison prochaine et encore la suivante. Cela met en l’air toutes les productions ».

Pas de répétions non plus

Coup de chance pour la compagnie Akté qui a beaucoup tourné d’octobre à début mars. « C’est le hasard du calendrier. Nous sommes dans un moment calme. Nous avions encore quelques dates à caler pour Exit et Polis. Elles ne seront sûrement pas validées pour laisser la priorité aux reports. Et je le comprends très bien. Notre problème, c’est notre école qui est fermée. Les salariés permanents sont au chômage partiel et nous pensons aux restitutions de fin d’année », explique Anne-Sophie Pauchet. Même soulagement pour le comédien Pierre Delmotte qui termine une série de représentations avec plusieurs compagnies. Mais « il reste les restitutions des ateliers effectués avec les amateurs. Tout est annulé ».

Il y a les spectacles et aussi les répétitions pour les projets à venir. Bruno Bayeux fait partie de Fracasse, une adaptation du roman de Théophile Gautier mis en scène par Jean-Christophe Hembert et joué avec une grande partie de la distribution de la série Kaamelott pendant l’été 2020 au château de Grignan avant une tournée jusqu’en mars 2021. « C’est en stand by ». Comme ce Porte 8, prévu en décembre 2020 à l’Opéra comique à Paris, dont les répétitions auraient dû commencer ces jours-ci. Thomas Rollin est en attente. Il fait partie du casting du Labiche de Catherine Delattres, présenté cet été à l’aître Saint-Maclou à Rouen. « C’est entre parenthèse. Nous avons peur que tout soit désorganisé. Si le travail ne commence pas en mai, nous sommes fichus. La création est prévue pour le 1er juillet. Nous avons tout misé sur cette pièce pour la saison prochaine », s’inquiète la metteuse en scène.

Un travail « à la poubelle »

Jouer est indispensable pour tous. « C’est un déchirement, pour Anne-Sophie Pauchet. Ne pas pouvoir montrer son travail est très triste ». Même sentiment pour Angelo Jossec : « nous avons envie d’être dans l’action. Nous faisons partie d’un milieu où nous sommes en contact tout le temps avec les équipes, avec les publics. Et nous sommes cloisonnés ». Comme pour Nadège Cathelineau et Julien Frégé : « jouer est une forme de survie psychique ».

Il y a beaucoup d’amertume chez Sarah Crépin. « C’est un an de travail, de mise en place qui s’efface. Ne pas présenter une pièce que l’on a imaginé n’a pas de sens ». Yann Dacosta le déplore également : « tout ce que nous avons organisé ces derniers mois part à la poubelle ».

Tous rappellent ainsi le rôle des artistes dans la société. Notamment celui d’entretenir les liens sociaux lors de leurs interventions auprès des enfants, dans les prisons, dans les EHPAD. « Ce n’est pas un luxe. Il y a une attente de la part des gens », rappelle Anne-Sophie Pauchet. Tout comme Thomas Rollin : « nous formons un maillage important ».

Une solidarité

Les artistes insistent sur ce principe de solidarité. « Il faut faire en sorte que les artistes ne soient pas les seuls à trinquer. Ils sont au bout de la chaîne et en première ligne. Nous espérons des mesures gouvernementales fortes pour que les lieux puissent payer les sessions annulées », insiste Sarah Crépin. « Ce serait l’idéal » pour Thomas Rollin qui attend « des nouvelles des tutelles. Pour l’instant, elles ne sont pas faites pour nous rassurer. Il faut une solidarité interprofessionnelle avec les instances, les salles. Il faut se concerter ». 

Rembourser oui, mais à quelle hauteur ? Angelo Jossec et Yann Dacosta ont les mêmes craintes. « Les bénéfices liées aux sessions sont de l’argent pour le fonctionnement. Si on nous rembourse selon le coût plateau, nous n’aurons plus cette marge », explique le premier. « Nous vivons avec les subventions et aussi les marges faites sur les spectacles. Pour le Chat foin, cela représente 60 %. Nous comptions sur ces marges pour entamer le travail sur Les Détachés », ajoute le second.

Autre crainte : la réaction des collectivités locales. « cette période de non-activité va se voir dans nos bilans. On ne pourra pas nous reprocher que l’argent n’est pas rentré. Nous allons vraiment avoir besoin de soutien », s’inquiète Frédérike Unger.

Un autre temps

Tous profitent aussi de ce temps de confinement pour réfléchir « même s’il est difficile de se projeter », confie Thomas Rollin. « C’est peut-être le moment de remettre les choses à plat. Le CNR (conseil national de la résistance, ndlr) a travaillé sur les cendres de la guerre. Il a mis en place un système par répartition de retraite, une sécurité sociale… Il faut tendre vers un système égalitaire. Il y aura moins de pertes de vie aujourd’hui mais ce sera une guerre économique », ajoute le comédien et metteur en scène du Safran collectif. 

Anne-Sophie Pauchet tente aussi de « penser à la suite pour passer l’angoisse et la sidération » alors que Pierre Delmotte aurait « adorer avoir à apprendre 300 alexandrins. C’est un temps pour lire, se nourrir et pense au projet prochain ».

Chez le Groupe Chiendent, « il faut un peu de temps. C’est difficile d’être dans une productivité. Tout ce qui nous tenait à cœur tombe à l’eau. C’est aussi intéressant d’avoir cet espace. Nous sommes toujours dans une hyperactivité. Nous sommes tout le temps en train de créer, de faire, de faire, de faire… Ce désastre nous offre une autre temporalité de réflexion, de création, de rêve ».