Wax Tailor : « Quand je me lève, je ne suis pas un musicien mais un citoyen qui regarde le monde et se désole »

photo : Ronan Siri

The Shadow of their suns… Un titre énigmatique qui se dévoile avec cette image d’un poing sali par la terre et levé. Avec ce sixième album, Wax Tailor offre une photographie de ce monde en plein chaos. Il y souligne les dérives, les absurdités et tous les contrastes au fil de 13 titres partagés avec différents invités internationaux (Adeline, Rosemary Standley, Boog Brown, Mr LIF, Del the Funky Homosapien, Mark Lanegan…). Wax Tailor, toujours aussi perfectionniste, a travaillé la matière sonore comme un peintre, multipliant les ambiances, souvent noires. À chacune et chacun de se faire son chemin dans cette histoire, empreinte de diverses références, qui ouvre néanmoins une fenêtre d’espoir. L’artiste de Vernon tient décidément une place singulière dans le monde du hip-hop. Le sien est orchestral et élégant. Entretien.

La pochette de ce nouvel album est un poing levé. C’est la première fois que vous choisissez une image aussi explicite. Pourquoi ?

La pochette est plus explicite que l’approche de l’album. J’ai fait ce choix parce que le titre, The Shadow of their suns, pouvait porter à confusion. Comme ce fut le cas pour In The Mood for life. Avec une traduction au mot à mot, on pouvait penser à un mec de bonne humeur, à Charles Trenet avec Il y a de la joie… Là, c’est clair. Il n’y a pas de problème de compréhension par rapport à la direction de cet album. Quand j’ai réfléchi à la pochette, il m’est venu en tête une image d’une main de travailleurs, cette main d’œuvre vouée corps et âme qui fait marcher le système jusqu’au moment où cette main se crispe et se tend.

Dans le titre de l’album, à qui renvoyez-vous ce « their », leur ?

Il renvoie au 1 %. Et nous sommes la grande masse. Nous sommes dans l’ombre de leurs soleils. Aujourd’hui, nous nous sommes fait voler le vocabulaire. On nous fait croire que l’ennemi de celui qui a un salaire de 1 000 € est celui qui en gagne 3 000. En revanche, ceux qui gagnent des milliards ne sont pas nos ennemis. Ceux-là habitent certes sur la même planète mais pas dans le même monde. Ces dernières années, j’ai pris du temps. Je ressens une urgence sourde. Trump n’est pas une fatalité. Macron n’est qu’une marionnette. Ce sont deux accélérateurs de particules. Au quotidien, je ne peux pas faire abstraction de cela. Et ce truc est devenu trop lourd à porter.

Est-ce que cette colère est récente ?

Non, j’en ai tous les matins. Quand je me lève, je ne suis pas un musicien mais un citoyen qui regarde le monde et se désole. Je vois une cassure entre les médias et le monde. Le mouvement des Gilets jaunes a été un marqueur. J’étais dans le processus de réalisation de l’album quand il a commencé. Je n’ai pas été surpris dans l’absolu mais dans le timing. Je ne l’ai pas vu arriver si vite. Ce qui m’a sidéré, c’est la façon dont ces personnes ont été trahies. Sur les chaines de télévision, les Gilets jaunes ont été traités ou sans la moindre compréhension de ce qu’ils peuvent ressentir ou avec cynisme parce qu’il faut servir la soupe. Ce fut une des colères journalières. J’ai intérieurement cette conscience de classe. Pour moi, ce n’était plus possible. Comme certains artistes qui appellent à se faire vacciner. Stop ! Je ne fais pas le plus malin. Je ne veux pas être donneur de leçon. Je fais juste de la musique.

Vous parcourez le monde. De quoi avez-vous pris aussi conscience ?

Le prisme est là. Je sais ce qu’être en France parce que j’ai parcouru 60 autres pays. C’est une horreur de dire que c’est mieux en Russie. Il est étonnant aussi qu’un président assure que les jours heureux reviendront. Je pense que Jean Moulin a dû faire trois tours dans sa tombe. Je regarde ce qui se passe. Je préfère encore être en France qu’aux États-Unis. Ce qui fait notre terreau commun, c’est ce système mondialisé. C’est une réalité. Je suis un enfant du néo-libéralisme. Cela me renvoie à des choses que nous partageons avec beaucoup de pays. Nous subissons tous ce truc-là. On peut discuter, réfléchir à des modèles. J’ai l’impression que l’on est arrivé à un point de non-retour. Tous ces épiphénomènes qui arrivent sont des signes avant-coureurs.

Est-ce pour toutes ces raisons que cet album est encore plus contrasté que les précédents ?

Oui. Je suis un optimiste lucide. Dans cet album, il y a un pessimisme teinté de combat. Je vois que le temps passe mais rien ne change. Le titre de l’album est un extrait d’un texte que j’avais écrit il y a plus de vingt ans. Je suis retombé dessus en faisant du rangement. Je trouve qu’il est toujours dérangeant de ressortir un texte sans avoir besoin de changer une virgule. Maintenant, il faut favoriser la prise de décision collective. Être ensemble, c’est faire société. 2020 a été l’année où nous avons vécu le plus de verticalité. On nous a infantilisés. À chaque prise parole, on nous a dit : j’ai décidé, j’ai pensé. Et non pas : après une réflexion collective, il en ressort… C’est juste une façon d’être partie prenante.

Vous terminez l’album avec The Light qui reste une note d’espoir.

L’album commence avec Fear of a blind planete, une citation de 1984 d’Orwell avec cette inquiétude d’une dérive totalitaire. On revient à la lumière pour retrouver du sens commun. Mais ce n’est pas un chèque en blanc.

Quel a été le processus d’écriture de cet album ?

C’est assez long. J’ai été obnubilé par cet album pendant deux ans. J’ai passé du temps à le penser. C’est aussi quelque chose d’exutoire. Sinon je me taperais la tête contre le mur. Le plus important, pour moi, c’est le voyage musical. La matière sonore est essentielle. J’ai beaucoup écouté la musique. Je ne l’ai pas seulement jouée. J’avais surtout besoin d’écouter, de l’avoir en tête visuellement. Faire de la musique et faire un album, ce n’est pas la même chose. Dans le premier cas, c’est instinctif, ludique. Dans le second, c’est plus cérébral.

Cela passe aussi pas des lectures…

Oui, ça passe par là aussi. J’avais le titre en tête et il a été mon fil conducteur. Dans mon quotidien, je parle plus de politique que de musique. C’est mon café du commerce. Il y a une lecture qui m’accompagne. C’est celle de Bourdieu. L’idée de reproduction sociale m’obsède. Je m’interroge sur les personnes qui sont là, ces fils et filles de, sur les autres qui parviennent à entrer dans ces milieux et veulent couper les ponts avec le leur pour montrer qu’ils font encore plus partie du sérail. Je viens d’un milieu populaire et j’en suis fier.

Votre volonté de rester indépendant fait-elle partie de cette démarche politique ?

C’est ma première démarche politique. Quand j’ai fait mon premier album, personne n’en voulait. Pour le deuxième, j’ai eu des propositions de partout. Je n’ai pas voulu rentrer dans ce jeu. Si, aujourd’hui, être indépendant est un choix pragmatique, ça ne l’était pas il y a vingt ans. Mon temps se décompose à 25 % pour faire de la musique et 75 % à porter des cartons, répondre aux mails…

Comme la présentation de cet album chez les disquaires indépendants ?

C’est une boucle. La sortie de l’album était prévue pour début janvier. Il m’était impossible de décaler la date. Nous sommes tellement dans des injonctions contradictoires. La question de la santé publique est primordiale et il ne s’agit pas de faire n’importe quoi. Grâce à cette indépendance, je suis capable de présenter cet album avec la conscience de ces problématiques.

Infos pratiques

  • La tournée commence à l’automne 2021 et passe par Le 106 à Rouen le 19 novembre.
  • photo : Ronan Siri