Fabrice Melquiot : « si je n’avais pas ce désir d’écouter, je n’aurais rien à écrire »

photo : Christophe Raynaud de Lage

Fabrice Melquiot a écrit Lazzi pour deux grands comédiens, Vincent Garanger et Philippe Torreton. C’est une histoire d’amitié entre des passionnés de cinéma, anciens propriétaires d’un vidéoclub, qui décident de partir à la campagne pour entamer une nouvelle vie. Lazzi se joue samedi 8 octobre à L’Éclat à Pont-Audemer. Entretien avec Fabrice Melquiot, un des auteurs contemporains les plus captivants et metteur en scène.

Êtes-vous un passionné de cinéma, comme les personnages de Lazzi ?

Oui, il y a une passion pour le cinéma. J’ai passé un bac cinéma-audiovisuel. J’avais 15 ans. Je ne connaissais pas grand-chose au cinéma. Les profs m’ont vraiment apporté. Tout cela marque bien sûr. 

Avez-vous une passion pour tous les cinémas ?

J’aime vraiment tous les cinémas, les films les plus populaires et ceux que l’on qualifie de plus pointus. Je ne hiérarchise pas du tout et je ne veux pas me restreindre. J’aime métisser la culture populaire de références, considérées comme plus aigües. Tout ce qui appartient au champ poétique et de la pensée est populaire. J’aime aussi me dire qu’une idée puisse venir de n’importe où. Il faut être en capacité d’une écoute fine de tout ce qui nous entoure.

D’où vient l’idée de Lazzi ? Est-une envie de Vincent Garanger et Philippe Torreton ?

Ils se sont rencontrés sur J’ai pris mon père sur mes épaules (un texte de Fabrice Melquiot mis en scène par Arnaud Meunier, ndlr). J’ai assisté à la première répétition et à la rencontre au plateau de Vincent Garanger et Philippe Torreton. C’était très beau. J’ai assisté à un coup de foudre entre deux comédiens. Ils ont des démarches différentes mais une vision du travail de l’acteur assez jumelle. Ils m’ont demandé d’écrire un texte pour eux deux et de l’écrire jusqu’au plateau. J’ai accepté bien volontiers. Il y a eu plusieurs versions du texte. C’était un travail délicat. Je voulais leur offrir des espaces d’invention et leur proposer de faire des pas de côté pour que l’imaginaire soit activé. Lazzi est le fruit d’un désir de travailler tous les trois. Quant à la fable, j’ai eu carte blanche. J’ai croise deux anecdotes, deux narrations. D’un côté, la fermeture du dernier vidéoclub de Genève tenu par deux hommes, tels des Mohicans, qui ne savaient pas quoi faire des dizaines de milliers de VHS et DVD. J’ai été touché par ce récit et par le désarroi de ces personnes devant fermer boutique parce que le support des films semble être devenu obsolète. J’ai associé cette histoire à une autre avec des moutons.

Y a-t-il pour vous la volonté de parler d’un patrimoine ou d’un monde d’avant ?

Je pressentais la chose dès la demande de Vincent Garanger et Philippe Torreton. J’étais face à deux hommes qui sont le terreau de cette écriture et je me suis dit qu’il fallait regarder et interroger leur monde. Le cinéma est un art dont on sait qu’il est en péril. Il faut questionner la façon de produire, de voir les films. Comme le théâtre. On ne nous laisse pas le choix.

Est-ce pour cette raison que vous avez choisi un décor de fin du monde ?

Raymond Sarti, le scénographe, était autour de cette idée d’un espace en plein désert, cramé par le soleil. Mais Lazzi reste une comédie. Le rire est porté par des pulsations tragiques. Je n’aime pas le rire issu de la blague ou de la vanne. Nous sommes dans un décor qui n’est pas celui de l’intrigue. C’est un décor mental, l’intérieur de leur cœur et de leur tête.

La nature ne pouvait être que leur refuge ? 

C’est là qu’ils resteront, en tout cas. Emily Loizeau est la voix féminine que l’on entend. Je me suis demandé ce que pouvait être un récit sans femme. Ces deux personnages ne vont pas l’un sans l’autre. Ils sont mutuellement des espaces de réparation. L’autre est toujours là. Il est une délivrance et une consolation. Pour prendre soin de soi, il faut prendre soin de l’espace. Il y a chez eux la volonté de basculer de la culture vers la nature. Ils vont s’occuper des fleurs et des arbres. Comme pour beaucoup, ils vont être déçus de leur rêve. Mais ils découvrent une notion de liberté qui reviendrait à ce que le personnage de Vincent nomme le fait de vivre sans espoir et sans crainte. La pièce parle de cela aussi.

Est-ce que ces deux personnages sont des anti-héros ?

Oui, ce sont des anti-héros. Si l’on considère que l’héroïsation est permise par la traversée victorieuse des épreuves, alors, peut-être sont-ils des héros ? Cette notion est délicate. Nous sommes tellement envahis de super héros. Ce qui reste, ce sont des héros et des anti-héros. Les héros seraient-ils aussi des anti-héros ? Nous sommes presque tous des anti super héros. On ne regarde pas ces deux personnages comme des victimes. On vient au théâtre pour recueillir une parole, sentir une présence des corps, la grâce de l’assemblée théâtrale et épouser un autre temps. C’est une chose qui est capitale aujourd’hui et qui continuera à l’être. Lazzi signifie lien. C’est de cela dont on consent être le témoin. Cela rappelle la nécessité d’entretenir des liens avec nos semblables.

Vous avez écrit plusieurs versions du texte. Est-ce que Vincent Garanger et Philippe Torreton vous ont amené à un endroit que vous ne soupçonniez pas ?

J’avais ces deux histoires. Il est vrai qu’il y a eu beaucoup d’échanges avec eux. Pour moi, écrire, c’est écouter. Plus que jamais je peux dire qu’il s’agit de taire, de freiner l’envie de dire, d’être à l’écoute. Si je n’avais pas ce désir d’écouter, je n’aurais rien à écrire. Il y a ce besoin d’écouter comme un animal est à l’affut. C’est un processus que je n’arrive pas à enrayer. De cette écoute viennent les histoires, ce désir d’histoire. Je continue à être un humain à travers cela. C’est une tache modeste quand on regarde l’état du monde. Mais importante.

Vincent Garanger et Philippe Torreton sont des acteurs avec un jeu très physique. Comment avez-vous pris en compte leur manière de jouer ? 

À chaque instant des répétitions, Vincent Garanger et Philippe Torreton rappellent que le travail de l’acteur est un travail, un art en soi. J’ai été acteur et je me souviens bien de cette ambiguïté. Un comédien est son propre outil. Il faut ajouter à cela la forme qui est l’enjeu pour tout artiste. C’est complexe à saisir. Lors d’un spectacle, c’est lui et pas lui. Il est question là d’intensité, de mouvement, d’analyse en permanence. C’est complexe car cette forme nous échappe parce qu’elle est liée au corps. Il faut travailler sur toutes les nuances des émotions, les mettre en rythme… Ce sont beaucoup d’éléments à analyser. Il est possible de le faire avec des acteurs aguerris. C’est le cas de Vincent Garanger et Philippe Torreton. Avec eux, on est aussi face à des amoureux des mots. Ils les font résonner dans toute leur carcasse, dans toutes leurs cellules. Ils sont en effet physiques. Avec eux, tous les robinets sont ouverts. Ils habitent les mots et se laissent habiter par les mots. On a des corps qui vivent tout le temps et disent à quel point la parole est importante.

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