Sophian Fanen : le streaming, “c’est une économie des vainqueurs”

Photo : Pierre Morel

Il y a eu un avant et un après. Le streaming a bouleversé les habitudes dans le secteur de la musique. Cela concerne autant l’écoute, la création, la production, la diffusion que les stratégies marketing. Sophian Fanen se penche sur cette évolution depuis plusieurs années. Le journaliste qui a écrit plusieurs ouvrages donnera une conférence jeudi 22 février au 106 à Rouen. Le sujet : De l’infini au trop plein : quand le streaming transforme nos écoutes. Entretien.

Quelle est votre pratique d’écoute de la musique ? 

Ma pratique est assez diverse. Dans la journée, j’utilise les plateformes de streaming en tant que journaliste. Je regarde les stratégies de ces plateformes. À la maison, c’est différent. J’écoute la radio beaucoup et des disques. Je ne suis pas un accumulateur de disques. Ma collection est une archive personnelle. Je ne bloque pas sur un style ou une époque. Cependant, il y a des artistes qui me tiennent à cœur. J’aime bien entrer chez un disquaire sans savoir avec qui je vais ressortir. Je suis un acheteur compulsif.

Est-ce que le streaming peut être considéré comme une révolution dans le monde de la musique ?

Oui, totalement. Ce n’est pas usurpé de parler de révolution. Le streaming, c’est la création d’un nouveau monde. Plus rien de ce qui existait n’est désormais valable. Avant, pour écouter une œuvre, il fallait la partition ou l’enregistrement sur un support physique. Il fallait aussi attendre le morceau à la radio ou aller au concert. Nous ne sommes plus dans la rareté.

Est-ce une nouvelle économie ?

Oui. Si on prend l’exemple des maisons de disques, elles étaient le cœur de la machine. Elles repéraient un artiste, finançaient son travail d’écriture et d’enregistrement, assuraient la fabrication et la distribution des œuvres. Aujourd’hui, elles sont, pour les plus grosses, des machines à marketing. Elles distribuent des artistes se font eux-mêmes avec une certaine autonomie artistique. Le travail de défrichage et d’accompagnement n’existe plus.

Quel est le changement pour les artistes ?

Le changement concerne surtout les artistes qui étaient dans les gros labels. Ils étaient tous des ouvriers du disque, dépendants de leur patron. Sinon, il faut s’appeler Michael Jackson. Ces artistes étaient dépendants du bon vouloir et de la stratégie des maisons de disques. Aujourd’hui, ils ont une plus grande autonomie. Ils ont accès plus facilement à des outils et peuvent produire leur musique à un moindre coût. De plus, ils n’ont même plus besoin de passer par des attachés de presse pour promouvoir leur travail parce qu’ils ont les réseaux sociaux. Les plus grosses maisons de disques gardent le monopole de l’accès à la partie la plus visible parce qu’elles ont un lien avec les plateformes et les grands médias.

Qu’en est-il de la créativité ?

Il faut dire que les artistes ont gagné une latitude et une liberté artistique. Nous vivons dans une époque avec une belle créativité. Dans les années 1980-1990, il y avait dans le Top 50 deux bons morceaux au milieu de titres lamentables. Cependant, les artistes restent la dernière roue du carrosse. Cela reste difficile pour eux. Le système de rémunération sur les plateformes de streaming est formaté pour les plus gros.

Est-ce le prix de la liberté ?

Oui, il a été construit au dépend des artistes. La musique est un monde nébuleux et compliqué.

Est-ce que le streaming reste la bonne solution ?

Oui, c’est la bonne solution. Il a fait ses preuves en terme de réponse technologique à un changement d’usage. En 2000, quand le MP3, le peer to peer sont arrivés, il y avait une sorte de libération des échanges. C’était réjouissant mais l’économie était par terre. Il fallait retrouver une réalité économique. Aujourd’hui, la stratégie des plateformes pose problème. Avec ce modèle économique, les bénéfices vont aux plus grosses maisons de disques. C’est une économie de vainqueurs. Cela ressemble à notre monde plus globalement. Et c’est problématique. Le streaming a néanmoins créé un système de circulation de la musique et il ne faut pas tout rejeter. On avance mais il faut se questionner sur les endroits où les problématiques sont réelles.

Est-ce qu’imposer une taxe est une solution ?

C’est la réponse française. Or, le streaming est un sujet mondial. En France, cette taxe permet de financer le centre national de la musique de façon pérenne. Cela a entrainé un long et vaste débat. C’est une solution par défaut qui a été mal amenée, mal négociée. Il y a un manque de solidarité et de dialogue dans ce secteur. La musique n’est pas un marché avec un système d’offre et de demande. C’est un art et une économie. Donc cette taxe est la réponse française pour rééquilibrer les stratégies commerciales.

Grâce au streaming, le public a accès à une infinité de musiques. 

C’est le grand changement pour lui mais nous allons sortir du streaming infini. D’ailleurs, les plateformes changent leur stratégie de communication. Deezer nous disait : “venez écouter tout ce que vous voulez”. Aujourd’hui, elles évoquent un état d’esprit. Spotify parle d’une écoute cool. L’infini, c’est un problème parce que l’on est submergé par les contenus et les possibles. Il y a plusieurs réponses à cela : je peux confier mes choix à un algorithme ou alors j’abandonne. Par ailleurs, avec les nouvelles technologies, tout le monde peut enregistrer et diffuser mais tout le monde n’a pas de talent. De leur côté, les maisons de disques ne font plus ce travail de défrichage et d’accompagnement. Elles font du volume à moindre coût. Tout se retrouve ainsi noyé dans un infini musical. 

Les salles de musiques actuelles, les agences dans les régions effectuent ce travail de repérage.

Complètement, il y a un travail sur le terrain super important. Plus que jamais, nous changeons d’époque. Les maisons de disques reviennent fortement à la direction d’artistes qui ont une démarche artistique, interchangeable. Avec l’intelligence artificielle, nous entrons dans une époque de musique générée automatiquement. On va pouvoir créer de la musique au kilomètre qui va ressembler à tout ce qui a déjà été entendu. Je pense que cela va entrainer un sursaut créatif.

Infos pratiques

  • Jeudi 22 février à 19 heures au 106 à Rouen
  • Entrée gratuite
  • Réservation au 02 32 10 88 60 ou sur www.le106.com
  • Aller à la conférence en transport en commun avec le réseau Astuce