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# 14 / La crise sanitaire met au grand jour la précarité des plasticiens et plasticiennes

"Les Pissenlits" des Plastiqueurs, installés dans le bois de la Garenne à Sotteville-lès-Rouen, pendant le festival Viva Cité

C’est un secteur très précaire dans un écosystème en difficulté. La crise sanitaire due à la pandémie du Covid-19 vient révéler la grande fragilité dans laquelle vivent quotidiennement les artistes plasticiens et plasticiennes.

Pour eux, pas vraiment de changement. Le confinement, les plasticiens et plasticiennes le vivent chaque jour. « Nous sommes des solitaires dans le travail et restons dans la même temporalité ». Thomas Cartron, photographe, cofondateur du collectif Nos Années sauvages, poursuit ses travaux personnels dans son atelier mais a dû mettre en veille les projets collectifs. « Je profite aussi de ce moment pour des expérimentations. Avec le temps, nous allons être à cours de matériels et peut-être d’inspiration. Nous avons besoin du rapport aux autres, d’être intégrés à la société ». Ce confinement « interroge sur notre façon de montrer notre art ». Thomas Cartron a accroché des œuvres à la fenêtre. « C’est un partage avec les gens du quartier. Avec Nos Années sauvages, nous réinsufflons de la poésie sur les réseaux sociaux ».

Pas de changement non plus de la situation financière toujours difficile dans laquelle se trouvent ces artistes. « Nous sommes habitués à la précarité. Pour nous, ce n’est pas une grande surprise. Nous avons un statut d’artiste fantôme donc, pas de régime », confie Thomas Cartron. 

Pour ces artistes, les expositions, les résidences, les interventions et autres missions sont annulées ou reportées. La fermeture des lieux a suspendu une grande partie de leurs activités. « L’année à venir va être complexe », remarque le photographe. Un sentiment que partage Fabrice Deperrois, directeur artistique des Plastiqueurs, très actifs durant la période estivale. « Tous les projets se sont annulés en l’espace d’une semaine. Nous en avions une douzaine prévus. C’est un bon 60 % de notre chiffre d’affaires qui s’envole. Nous ne savons s’il est perdu ou reporté. Nous sommes dans une incertitude. Là, le saut dans l’inconnu est plus grand, plus impressionnant. Nous avons l’impression que le sol se dérobe sous nos pieds. Il est difficile de dire comment nous allons sortir de ça ».

« La faillite d’un système »

La crise sanitaire met ainsi en lumière la précarité des plasticiennes et plasticiens, celles des structures et « la faillite du système. C’est le quotidien des artistes qui galèrent avec ou sans crise. Quand on enlève de l’argent à quelqu’un qui n’en a pas, il peut s’en sortir. Lorsque l’on n’a rien à perdre, on ne perd rien », constate Jonathan Loppin, artiste et cofondateur du Shed à Notre-Dame-de-Bondeville et de L’Académie à Maromme. 

Cette situation dramatique dure depuis des années. « C’est une longue histoire, rappelle Véronique Souben, directrice du Frac de Normandie Rouen. C’est une conséquence de la manière dont les arts se sont détachés des institutions pour être autonomes au XXe siècle. Puis, le marché de l’art s’est développé. L’écosystème s’est élargi grâce aux institutions mais la profession n’a pas suivi. Les artistes n’ont aucune garantie ».

Comment aider les artistes aujourd’hui ? La solution n’est pas simple parce que « beaucoup d’entre eux ne sont pas dans nos radars. Ils ne sont pas tous inscrits à la Maison des artistes de Normandie. Il y a des artistes isolés qui passent leur vie à travailler dans leur atelier, effectuent des petits boulots ou sont au RSA et ont une pratique artistique quotidienne. Ceux-là ne sont pas repérés », explique Marie-Andrée Malleville, directrice de la Maison des arts à Grand-Quevilly.

Honorer les engagements

Le Ministère a confié un fonds d’urgence de 2 millions d’euros au centre national des arts plastiques pour apporter un soutien aux galeries d’art, aux centres d’art labellisés et aux artistes. « Ce sera difficile d’être accompagné puisque cela s’applique sur le calcul d’un revenu mensuel. Or, Nos revenus sont annualisés », précise Thomas Cartron.

La Région Normandie a également un plan d’urgence et a fait appel au réseau RN 13 Bis pour définir des critères d’éligibilité. « Là, on arrive à des absurdités, indique Jonathan Loppin. Si on aide les artistes qui sont directement impactés par une annulation ou un report d’exposition, on exclut ceux qui vivent du monde de l’art en tant que médiateur, monteur… Si on prend en compte ceux qui n’ont aucune expo, on exclut du plan d’aide les artistes qui ne peuvent pas exposer, être en résidence ou mener une autre action liée au fait qu’ils ont été invités ».

Aider les artistes passe par la volonté d’honorer tout contrat. « Il faut payer. C’est valable pour tous les engagements pris oralement et inscrits dans nos programmations. L’argent est inscrit dans nos budgets. Il est là. Nous n’avons aucune raison de faire des économies sur le dos des artistes. C’est un geste de solidarité », défend la responsable de la Maison des arts. Comme Jonathan Loppin et Julie Faitot, directrice de la galerie Duchamp à Yvetot.

Acheter des œuvres

Pour Jonathan Loppin, « la meilleure façon de soutenir les artistes est d’acheter leurs pièces. C’est à la fois une reconnaissance financière et intellectuelle. Non seulement les plasticiens n’ont pas l’impression de faire la manche mais cela libère leur esprit et leur atelier, constitue un fonds et les œuvres peuvent circuler ». Le cofondateur du Shed et de L’Académie préconise également l’instauration d’un « revenu universel sans critère ».

Autre piste : la création d’un contrat de filière. « Nous avons réfléchi sur ce sujet pendant un an et devions restituer notre travail au mois de juin. C’est donc reporté », annonce Véronique Souben, également présidente de RN 13 Bis. Un tel contrat de filière a pour objectif, selon Julie Faitot, d’avoir « une vision plus claire du champ des arts plastiques. Une meilleure visibilité permet aux collectivités d’encadrer leur pratique qui est plutôt individuelle, par la force des choses, mais aussi collective. Il n’y a pas d’interlocuteur unique. L’enjeu est de se coordonner, de trouver des points d’accroche communs, de formaliser cette solidarité qui est déjà là ».