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Lorraine de Sagazan : « Je vais au théâtre pour rencontrer quelqu’un »

Il y a eu Démons d’après Lars Norén, puis Une Maison de poupée d’après Ibsen (1828-1906). Dans ces deux pièces de théâtre présentées au CDN de Normandie Rouen, Lorraine de Sagazan abordait les relations dans le couple. Cette fois, la metteuse en scène dresse le portrait d’une génération qui se cherche. Une autre façon de porter un regard sur la société, sur l’incertitude d’une époque à partir d’une situation intime. Lorraine de Sagazan, artiste associée au CDN, a puisé dans le répertoire d’Anton Tchekhov (1860-1904). Elle a choisi Platonov, un texte inachevé, écrit à 18 ans, qu’elle adapte pour huit comédiens et comédiennes dans un dispositif quadri-frontal. L’Absence de père est présenté du 16 au 19 octobre 2019 à l’espace Marc-Sangnier à Mont-Saint-Aignan, puis mardi 10 mars au théâtre du Grand Forum à Louviers. Entretien avec Lorraine de Sagazan.

Est-ce que Platonov peut apparaître comme une suite logique à Démons et Une Maison de poupée ?

Il y a une forme de logique. Nous sommes sur cette même trajectoire. Nous utilisons un matériau classique qui a traversé les époques et effectuons un travail de réécriture et d’adaptation pour interroger le rapport entre la fiction et le réel. Tchekhov a 18 ans lorsqu’il écrit Platonov. Ce qui autorise l’appropriation. Ce travail sur le réel se fait avec une évocation des acteurs eux-mêmes de leurs propres parents, de leur héritage. Cela opère une rencontre entre les comédiens et le public.

Qu’est-ce qui vous a amené jusqu’à ce thème de l’héritage ?

Il y avait une envie d’en parler. Je choisis un thème parce que je sens une émotion immédiate au sein de la compagnie. Après, on creuse. Comme si nous partions à la quête de nous-mêmes pour savoir pourquoi il y a eu cette émotion de départ. Platonov est un homme qui a pris un chemin en fonction de son père. Cela amène à une réflexion sur le déterminisme, à un questionnement sur le parcours professionnel, la vie de couple et la vie parentale. Le spectacle évolue avec tout cela. Au départ, il n’y a pas vraiment de choix. Mais au fil du travail, je me suis rendue compte que le texte parlait principalement de l’héritage. Et c’est l’axe que j’ai voulu prendre, celui qui me semblait rendre Platonov, ce personnage provocateur, aimable. Ce fut une des grandes difficultés. Le spectateur doit sortir dans le même état que les comédiens : être fasciné par Platonov parce que le rapport au père lui donne des circonstances atténuantes. 

D’où le titre de la pièce, L’Absence de père ?

Ce texte n’est jamais paru du vivant de Tchekhov. Il est sorti après sa mort et joué bien longtemps après. C’était une pièce sans titre. Il y a un mot russe intraduisible en français et qui peut se rapprocher de L’Ère des enfants sans père ou L’Absence de père. C’est assez ambigu. On ne sait pas si c’est un fait regrettable ou souhaitable.

Quelle est la place des femmes dans cette pièce ?

Tous les personnages sont séduits par Platonov différemment. Ils occupent diverses places sociales. Il y a des gens de l’aristocratie, une jeune veuve, des personnes qui n’ont jamais travaillé, la femme de Platonov, un des personnages les plus honnêtes mais aveugle. Il y a aussi Sofia, l’amour de jeunesse. Les retrouvailles vont marquer un point de rupture et rappeler à Platonov ses rêves d’adolescent. Cependant, les partitions pour les hommes et les femmes sont très belles. Ce qui réduit les déséquilibres parce qu’il y a trois rôles très puissants.

Est-ce que tous s’ennuient dans cette vie ?

C’est une image qui revient souvent mais Platonov n’est pas passif. Il se débat. Il veut réveiller les conscience. En premier, la sienne. Plus que de l’ennui, Tchekhov parle d’une classe sociale, de l’aristocratie qui peut se permettre de faire des dîners interminables alors que la classe populaire a faim. Elle est sourde à ces signes. Il s’attaque davantage à un mode de vie. La particularité de cette classe : elle est incapable de vivre dans le présent. Elle reste dans le passé et fantasme le futur. Elle parle de cet héritage, de l’époque de leurs parents et raconte ce qu’elle fera plus tard. Elle n’est jamais dans le présent, dans le réel.

Vous optez pour un dispositif en quadri-frontal. Pourquoi ?

Je vais au théâtre pour rencontrer quelqu’un. J’aime quand il y a une interaction. C’est important pour moi. Ce dispositif scénique renforce l’idée de la maison. Les spectateurs sont les murs de cette maison. Ils éprouvent physiquement la maison. Ils sont très proches des comédiens et ont un rapport privilégié avec la pièce. Le théâtre, c’est faux. On est dans l’illusion mais on assiste à un spectacle en vrai. Ce qui nous rapproche de la vie, c’est qu’il y a es choses que l’on voit et d’autres que l’on ne voit pas. Comme dans le dispositif.

Infos pratiques

  • Mercredi 16, jeudi 17 et vendredi 18 octobre à 20 heures, samedi 19 octobre à 18 heures à l’espace Marc-Sangnier à Mont-Saint-Aignan. Rencontre avec l’équipe artistique à l’issue de la représentation du jeudi 17 octobre. Tarifs : 20 €, 15 €. Pour les étudiants : carte Culture. Réservation au 02 35 70 22 82 ou sur www.cdn-normandierouen.fr
  • Mardi 10 mars à 20 heures au théâtre du Grand Forum à Louviers. Tarifs : de 16 à 5 €. Pour les étudiants :  carte Culture. Réservation au 02 32 29 63 32 ou sur www.letangram.com