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# 26 / Yveline Rapeau : « Nos métiers consistent à faire naître des rêves »

photo : Christelle Tophin

La vie artistique s’est arrêtée à la plateforme des deux Pôles cirque de Normandie qui comprend La Brèche à Cherbourg et le Cirque-théâtre à Elbeuf. Un arrêt brutal juste une semaine après le lancement de Spring, un festival régional et nomade qui donne une photographie complète de la création circassienne contemporaine. Avec la crise sanitaire, pas de spectacles et pas de création non plus puisque les artistes ne peuvent travailler seuls. Regard d’Yveline Rapeau, directrice de la plateforme, sur une discipline en pleine évolution.

La saison des 2 pôles cirques en Normandie s’est terminée une semaine après le festival Spring. Est-ce que Spring 2021 sera Spring 2020 ?

C’est le dilemme communément partagé par tout le secteur du spectacle vivant. Nous sommes dans une dynamique de création, de développement de propositions. Le cirque, dans sa grande diversité, est une discipline artistique en pleine expansion à laquelle nous avons contribué de toutes nos forces. Cela nous amène alors à prendre des engagements très en amont. Au moment où on démarre le festival, on finalise l’édition suivante. Il n’y a pas pire que ce qui nous est arrivé cette année. Au début du confinement, il a été pris en compte des tas de situations particulières. La première a été de garder les engagements des nouvelles créations. Spring a une couleur, une tonalité différente à l’intérieur de la programmation. Pour 2021, il y a quelques propositions reportées mais c’est une petite portion. La Métropole risque par ailleurs de limiter le périmètre pour se concentrer sur les grands équipements.

Comment avez-vous alors imaginé la saison 2020-2021 ?

C’est le cœur du sujet. On triture le truc dans tous les sens. On attend la déclaration du Premier ministre qui devrait donner des orientations à partir du 2 juin. Les signes nous permettent d’imaginer que l’on aura les effets bénéfiques du confinement en juin, juillet et août. Là, on peut entrevoir un certain assouplissement des règles. Or, à cette époque-là, on ne peut pas fonctionner. Les structures sont fermées. Les mêmes experts disent qu’un contrecoup est possible à la rentrée. Le virus risque de se propager à un moment où on doit reprendre. C’est la quadrature du cercle. En cirque contemporain, les mesures de protection ne permettent pas de travailler. C’est une catastrophe. À la mi-mars, au début du confinement, la saison était pratiquement bouclée. Je bouillais d’impatience d’en parler, de présenter ces promesses de joie et de rencontre. Nous mettons toutes nos forces pour faire la programmation la meilleure et nous nous retrouvons pétrifiés, vitrifiés… J’avais prévu la venue du Groupe acrobatique de Tanger en début de saison. Nous ne savons s’il pourra venir.

« J’ai éliminé un scénario  : on ne peut pas rouvrir »

Quelles décisions pouvez-vous prendre ?

C’est une horreur. Cela fait des maux de tête. Je vis les pires moments de ma vie professionnelle. Pour nous, c’est contre nature de ne pas pouvoir se projeter. Ce que nous vivons en est la preuve par l’absurde. Nos métiers ne sont que des projections. Nous ne faisons que cela. Nos métiers consistent à faire naître des rêves. Nous imaginons des rencontres entre un projet et le public. Depuis plus de deux mois, on ne voit pas à plus de quinze jours. Pendant le confinement, j’ai essayé de tricoter, détricoter, retricoter. C’était ma gym : faire et défaire la programmation en essayant de concilier tout ce qui est possible de concilier. Il y a aussi la solution : on repousse la décision au plus tard possible parce que nous sommes confrontés à une actualité très évolutive qui peut se contredire. En fait, nous sommes comme dans une tempête. On se met face au vent et on attend que ceta se passe.

Qu’avez-vous privilégié ?

J’ai éliminé un scénario  : on ne peut pas rouvrir. Dans l’autre cas, j’ai essayé de construire une saison. De septembre à décembre, j’ai privilégié des petites formes, des duos, des trios. Mais je ne cède rien. Il y aura les spectacles que j’ai à cœur de présenter. Si nous ne pouvons pas accueillir beaucoup de public, je suis alors obligée de trouver des formes qui sont économiquement supportables.

Comment les circassiens et circassiennss peuvent créer aujourd’hui ?

C’est la catastrophe. Au cirque-théâtre, nous avons l’habitude d’avoir un fonctionnement en intermittence. Mais, à La Brèche, il y a des artistes tout le temps et partout. Cela fait deux mois et demi qu’il n’y a personne. L’onde de choc va ainsi s’étaler sur deux ou trois ans. Aujourd’hui, j’ai dans ma hotte suffisamment de projets pour construire une programmation. Mais après ? Il faut vite que les artistes reprennent le chemin de la création. Si nous ne pouvons plus faire de repérages, les saisons ne seront plus les mêmes.

« Ce virus est contre nature dans le monde du cirque »

Il y a un paradoxe aujourd’hui. Pour la sécurité de tous, on nous demande d’être éloignés. Au cirque, c’est l’inverse. Un artiste a besoin de l’autre pour être protégé.

Ce virus est contre nature dans le monde du cirque. Les artistes ne peuvent rien faire sans les autres. Peut-être le clown. Et encore. Il y a toujours un autre même s’il est imaginaire. Les acrobates ont en effet besoin de l’autre. Ils doivent être au minimum deux pour réaliser une figure en toute sécurité. En solo, un artiste est protégé par un autre qui tient une longe. L’autre est là pour protéger au sens littéral et parer au danger. Or, tout cela est interdit.

Quelle sera selon vous la réaction du public à l’ouverture des structures culturelles ?

Il y a une chose réconfortante pendant cette crise sanitaire. Le public s’exprime. Nous lui avons donné la possibilité de se faire rembourser et il a choisi de faire don de tout ou partie de son billet pour nous permettre de dédommager les compagnies. C’est absolument incroyable. Certains nous ont aussi envoyé des mots pour nous dire combien ils sont attachés au lieu et qu’il leuri tarde de revenir. Il y a une attente. Le fil n’a donc pas été coupé.

Est-ce que le plan culture annoncé est suffisant ?

Il y a une chose dont je me réjouis et elle est symbolique. Comme quand j’étais gamine, je voulais croire encore croire au père Noël pour avoir le vélo de mes rêves. C’est le président qui a pris la parole. Cela signifie que la culture est portée au plus haut. Mais tout montre qu’il aura fallu que la plupart lui tire sur la manche pour qu’il parle de culture. Cela apparaît comme un cours de rattrapage. Aujourd’hui, ce qui a été présenté n’est pas suffisant. Il faut que la culture soit une cause nationale. Le public le dit à travers ses écrits : nous avons des valeurs communes. La culture est indispensable. Les spectacles sont indispensables comme il est nécessaire de manger et boire. Je regrette que cela ne soit pas une évidence au plus haut niveau de nos représentants politiques.. J’espère que l’on fera au mieux dans les mesures et les moyens alloués. Si on n’a plus la culture, on ne sera plus des humains et on mourra dans d’horribles souffrances.

  • photo : Yveline Rapeau © Christelle Tophin