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Pour elles et eux aussi, il y a un manque

Le manque de spectacles et de lien social est bel et bien là. Certaines et certains ont hâte de retrouver le chemin des lieux culturels. Témoignages de fidèles du 106 et de L’Étincelle à Rouen, du CDN de Normandie Rouen, du Tangram à Évreux, du cirque-théâtre à Elbeuf, du Rive Gauche à Saint-Étienne-du-Rouvray, du Passage à Fécamp et de L’Éclat à Pont-Audemer.

Outre la courte parenthèse à l’automne 2020, le monde culturel est confiné depuis une année. Pas de concert, pas de spectacles, pas de cinéma, pas d’exposition non plus. Si les lieux restent aujourd’hui ouverts aux artistes pour des résidences et des occupations, ils sont fermés au public. Pour certaines spectatrices et certains spectateurs, ça commence à être long, voire trop long et le manque se fait ressentir.

Pour les uns et les unes,  il s’est installé au fil des jours. Pour les autres, il a été là dès les premiers jours du premier confinement en mars 2020. Olivier Chéron, fidèle du CDN de Normandie Rouen et du Labo, comédien amateur, « a plus ressenti le manque au tout début. Les mois suivants, on s’est presque habitué. J’ai tout de même hâte de retrouver les gradins et la scène. C’est vraiment la double peine. Ce sera deux saisons catastrophiques ».

« Il m’est arrivé de brailler dans l’immeuble »

Pour Claude Soloy, spectateur du Rive Gauche, « d’un coup, ce fut le vide absolu, une gifle épouvantable. J’ai beau avoir un jardin, cela ne suffit pas. Le sevrage est difficile à vivre. Là, nous sommes dans une forme de résistance ». Comme pour Micheline Marquis, spectatrice de L’Étincelle à Rouen : « dès que tout s’est arrêté le manque s’est fait ressentir. Cela a été d’autant plus difficile que nous ne savions pas quand les spectacles allaient reprendre. Il y a eu des reports tout le temps. Moralement, c’est très difficile à gérer. J’en souffre beaucoup. J’ai même un peu pété les plombs. Il m’est arrivé de brailler dans l’immeuble ».

Béatrice Selinge et ses enfants ne le cachent pas. Elles sont « addicts. Nous ressentons le fait de ne pas pouvoir aller à L’Éclat ou au cinéma. Nous sortons au moins une fois par semaine. Les filles en ont marre de ne pas pouvoir y aller ». « Au début, je pensais que cela serait une histoire d’un mois et que l’on pourrait retourner vite au théâtre. Mais non. J’attendais avec impatience le spectacle de Mordillat, Les Vivants et les morts », confie Claudine Boudaud, fidèle du Tangram.

Ces spectateurs et spectatrices viennent chercher tout d’abord une émotion. Claudine Boudaud considère le théâtre comme « une chose sensuelle ». Claude Soloy entre même « en dialogue avec tout ce qui se passe sur scène, avec ce vivant. Je ressens le frisson esthétique. À certain moment, la relation est tellement forte que je suis en totale osmose avec ce qui se passe sur scène. J’ai même peur pour l’interprète. On est presque là dans domaine de l’amour, de la jouissance ». Béatrice Selinge, spectatrice de L’Éclat, a fait du théâtre « un exutoire. Le théâtre, la musique, la danse permettent d’avoir des émotions. On nous l’interdit. Nous sommes privés d’une partie de nous-mêmes ».

Une nourriture

Les sorties culturelles nourrissent le quotidien de toutes ces personnes. « Les spectacles animent les conversations et nous permettent d’élargir nos horizons », estime Béatrice Selinge. Le dernier concert de Julien Bariou a été celui de Suzane le 29 octobre au 106 à Rouen. « C’est une salle que j’ai attendu avec impatience, un élément qui me manquait dans ma vie rouennaise. J’étais aux concerts sous les chapiteaux, à la soirée d’ouverture. Il y a dix ans. Je vais de l’electro au métal en passant par la chanson française et la pop. Comme les tarifs pour les abonnés sont accessibles, je viens parfois au 106 sans savoir qui joue. Si la musique me plaît je reste. Sinon, je vais discuter au bar ».

Claudine Boudaud n’a plus ce rituel avant ses sorties. « Si on peut regarder la télé en jogging, on s’habille pour aller au théâtre. Il n’y a plus de soirées et on s’appauvrit. C’est dangereux parce que nous n’avons plus la notion du temps. Le temps nous avale. Nous avons pris une année supplémentaire sans nous en rendre compte. Aller au théâtre marque le temps et enrichit notre mémoire. Pour les personnes seules, une sortie, ça structure. Psychologiquement, c’est fort ».

Delphine Guérard, éducatrice pour jeunes enfants, a besoin de culture autant dans sa vie personnelle que dans sa vie professionnelle. « Je vais me nourrir au Passage. Je fais des stages de marionnettes, de danse. Cela me permet de vivre mon travail autrement, d’apporter une dimension culturelle aux enfants et aux familles ».

Renouer du lien

Et les écrans ? « Heureusement qu’il y a eu cette soupape. Ils ont comblé en partie le manque. Mais nous restons privés du contact et de l’ambiance », commente Julien Bariou. Rien n’a remplacé ces sorties. Toutes et tous souhaitent vite renouer ce lien social déchiré depuis le premier confinement. « En plus d’assister à un spectacle, il y a la rencontre avec le public. À force d’y aller — et je vois entre 10 et 15 pièces chaque saison — on rencontre des gens que l’on ne croise pas ailleurs », remarque Olivier Chéron. Même sentiment de la part de Claude Soloy. L’avant et l’après spectacle restent « des moments privilégiés de partage ». Micheline Marquis regrette que tout soit « supprimé pour que nous n’ayons pas de contact. Le spectacle permet de rencontrer d’autres personnes, de discuter. C’est la joie de vivre, la rencontre, l’échange. Il permet d’ouvrir grand nos yeux, nos oreilles et notre cœur. On ne peut pas vivre sans les autres ».

Entre le cirque-théâtre à Elbeuf et Roselyne Dumont, « c’est une vieille histoire. La première fois que j’y suis allée, j’avais 10 ans. J’avais vu Nuit et brouillard. Avec mes parents, on y allait pas plus que cela ». Depuis plusieurs saisons, la dame qui se réjouissait de voir le Cirque Plume est devenue une inconditionnelle. « Nous sommes abonnés avec une dizaine de spectacles. Nous y allons à 4 ou 6 personnes pour passer une bonne soirée tous ensemble. De plus, nous nous entendons bien avec l’équipe du cirque. Nous avons de belles relations avec elle. Nous avons perdu ce côté convivial et c’est fatiguant. Nous sommes fatigués d’être fatigués parce que nous sommes brimés. Tout fait défaut ».

Pour Delphine Guérard, Le Passage à Fécamp, c’est sa maison. « Nous avons la chance à Fécamp d’avoir un super théâtre, accessible à tous quels que soient son âge, sa culture… Je m’y sens un peu comme chez moi. Je ne vois plus toutes ces personnes que je croise d’habitude. Le théâtre, c’est du plaisir partagé. Je me sens connecté aux autres. II y a aujourd’hui une rupture de contact à la fois culturel et social. Là, ça fait beaucoup ».

Toutes et tous sont en attente de retrouver ces endroits qui leur sont chers et s’interrogent de cette privation. Julien Bariou se souvient : « à l’automne, les gens étaient très respectueux des uns, des autres et des distances physiques ». Micheline Marquis l’a également remarqué : « je n’ai pu voir qu’une seul spectacle. Chacun faisait ce qu’il fallait faire pour ne pas être un danger pour l’autre. Il ne fait pas oublier que vivre, c’est un risque. Je ne comprends pas pourquoi on nous empêche de prendre des risques. De plus, on nous culpabilise ». Le président de la République a évoqué la date du 15 mai pour la réouverture de tous les lieux culturels. Une date à laquelle tous ont du mal à croire.