Les festivals de musiques actuelles dans un contexte préoccupant

photo : G. Barkz / Unsplash

Des études le démontrent. La situation des festivals est préoccupante. Il en va de leur indépendance et de la diversité du paysage musical. Depuis plusieurs semaines, le Syndicat des musiques actuelles a lancé une campagne, Vous n’êtes pas là par hasard, pour rappeler l’importance de préserver la pluralité des événements et un maillage territorial.

Les festivals représentent-ils un marché juteux ? La réponse est encore nuancée. Mais à voir les grands groupes internationaux s’emparer d’événements qu’ils estiment attractifs, « il faut tirer la sonnette d’alarme »,  estime Isiah Morice, coordinateur de l’association Chauffer dans la noirceur et un des représentants normands du Syndicat des musiques actuelles. En quelques saisons, les équilibres ont en effet été bouleversés, surtout en Europe du Nord.

Un constat : certains festivals sont passés entre les mains de poids lourds financiers. Ces trente dernières années, le nombre de rendez-vous s’est considérablement multiplié. « En 1992, on comptait une trentaine de festivals en France, rappelle Jean-Christophe Aplincourt, directeur du 106 et de Rush à Rouen. Il y avait toujours un nid du côté de la Bretagne, une région qui a une position d’avant-garde avec l’héritage des traditions de fest-noz. Aujourd’hui, on constate un maillage du territoire et la France a rejoint l’Angleterre en terme de densité. Des festivals ont lieu dans les zones rurales. Chez nous, il y a Le Murmure du son, Ça sonne à la porte… Cela s’inscrit dans la durée. Rock in the barn va proposer sa 13e édition. C’est un signe de démocratisation de la musique. Des groupes financiers ont vu leur intérêt dans ce développement. Il y a eu un déplacement de leur intérêt de la sphère du disque vers la sphère du live. Des événements historiques sont devenus de véritables marques » tel Garorock, propriété d’une filiale de Vivendi, Olympia Production.

Que viennent faire ces groupes dans ce secteur ? Il y a tout d’abord le symbole. Ils ont la possibilité de véhiculer une autre image d’eux-mêmes. Un festival met notamment des étoiles dans les yeux. Avant tout, « les grands groupes recherchent le profit, veulent se développer et gagner des parts de marché », s’insurge Stéphane Krasniewski, directeur du festival Les Suds à Arles et vice-président du SMA. La plupart ne se situent pas à l’endroit d’un seul maillon mais contrôlent toute la chaîne, du booking jusqu’à la réservation de billets. Pour eux, il est possible de perdre à un endroit pour gagner davantage ailleurs. Selon le directeur des Suds, « on voit une concentration des moyens ».

Une hausse des cachets

Dans un tel contexte, les indépendants deviennent de plus en plus fragiles même si « les festivals ont été préservés pendant la crise sanitaire. Ils ont pu bénéficier d’aides sectorielles et transversales. Nous sortons de la crise avec des outils pas trop endommagés », observe Stéphane Krasniewski. Un virus est venu perturber les éditions des deux dernières années. Il arrive aussi que la météo impose des annulations à cause de violents orages comme à Rush ou aux Eurockéennes. Un festival fragile est une proie idéale.

L’inquiétude est réelle en raison d’un contexte fortement dégradé et de ces nouvelles donnes qui déséquilibrent le secteur. « Les plus petites structures sont mises à mal », constate Isiah Morice. « L’arrivée des multinationales a provoqué l’inflation des cachets qui sont alignés sur les pays anglo-saxons », constate Jean-Christophe Aplincourt. La tendance s’est installée. Les coûts artistiques se sont envolés. « Cela est devenu la course. La bulle continue de grossir. À un moment, elle va exploser », poursuit le coordinateur de l’association Chauffer dans la noirceur. Stéphane Krasniewski le regrette : « la crise n’a malheureusement pas ramené certains à la raison ».

Autre conséquence : une menace sur la diversité artistique. Il y a la tentation de programmer les groupes mainstream du moment pour séduire une large audience. Dans une logique de rentabilité, les groupes ont tout intérêt à placer leurs artistes dans un grand nombre de manifestations. « Cela crée des zones d’exclusivité. Certains festivals passent des accords avec les groupes. Et quand le loup est dans la bergerie… », commente le directeur du 106. Même remarque de la part de Stéphane Krasniewski : « pour palier le manque de ressources et d’idées, on ouvre la porte aux puissances financières. Cela accélère le phénomène. Les festivals indépendants sont réduits à être forts pour choper les artistes ou à dénaturer l’événement pour amortir les coûts. C’est une réponse qui aliment ce système spéculatif. Nous ne sommes pas sur un modèle de concurrence libre et non faussée. Face à cela, nous ne pouvons pas lutter ».

Certaines collectivités ont également une responsabilité. Jean-Christophe Aplincourt évoque les exemples de Brive Festival qui « s’est vendu à un producteur privé » ou encore la Région Auvergne-Rhône-Alpes de Laurent Wauquiez qui a accordé des subventions à des festivals, portés par de grands opérateurs. « Qu’est-ce que cela signifie ? Une collectivité passe un marché avec une entreprise privé et baisse toutes ses subventions. En terme d’intérêt général, c’est pire que tout ». Isiah Morice s’inquiète de « l’émergence de festivals de manière anarchique. Chaque intercommunalité a son festival. C’est devenu une carte de visite. Il faut faire cela avec intelligence et harmonie. Les collectivités ont un rôle quand elles décident d’accompagner ces grands groupes ».

Des contraintes règlementaires

À la hausse des cachets, il faut ajouter celles de la production, dues aux contextes économiques tendus. « Les annulations ont fait grossir les besoins techniques pour de gros rassemblements. Les demandes sont aussi plus gourmandes en matériel scénique parce que le rapport au spectacle change. Nous sommes davantage dans des expériences immersives », commente le directeur des Suds. 

Autres contraintes : la sécurité. La circulaire Collomb fait incomber ces dépenses aux organisateurs et non plus aux collectivités. « Nous devons payer le déploiement des forces de police pour gérer ce qui est aléatoire. Des fois, cela se négocie. Des fois, non », indique Jean-Christophe Aplincourt. 

Stéphane Krasniewski ne l’a pas oublié. Il faut aussi rassurer. « Pendant deux ans, nous avons entendu que nous n’étions pas essentiels. Il faut maintenant reconstruire un lien avec des gens qui ont été effrayés. Nos lieux ont été considérés comme dangereux ». Rassurer encore en raison des piqures sauvages cette année. Une vingtaine ont été recensées à Garorock ce premier week-end de juillet. « C’est un nouveau phénomène pour lequel nous allons prendre des dispositions. La prévention fait partie de nos métiers. Comme les violences sexistes et sexuelles, le terrorisme, les usages de stupéfiants et d’alcool. Nous savons être réactifs ».

Les acteurs du secteur des musiques actuelles doivent également faire avec un nouveau texte sur le son. « Inapplicable », selon Isiah Morice. Sinon, « il n’y a aucun concert », assure Stéphane Krasniewski.

Pour Chauffer dans la noirceur, il faut prendre en compte les réglementations sur le littoral. « Nous n’avons pas attendu l’État pour préserver la nature, commente Isiah Morice. Il y a quinze ans que nous avons supprimé les gobelets jetables. C’est la même chose pour les toilettes sèches. Nous nous sommes battus pour avoir deux bennes de tri sélectif mais c’est un service que l’on paie. Le festival est une micro-société qui se déroule pendant un temps et sur des terres d’exception. Il a germé sur un terreau engagé, civique et citoyen. Nous valorisons ce territoire sauvage, mettons en valeur ses richesses et défendons un modèle responsable. Et nous devons toujours travailler avec des charges supérieures ».

Une campagne pour alerter

Le syndicat des musiques actuelles craint à terme une situation hégémonique des grands opérateurs et a lancé une campagne pour alerter sur les dérives et donner des clés de compréhension. Vous n’êtes pas là par hasard non seulement traduit des préoccupations mais rappelle la nécessité de l’indépendance des festivals. Les festivals indépendants portent des valeurs généreuses. Pour Isiah Morice, « il est nécessaire de défendre un autre modèle, des valeurs alternatives. Nous privilégions le collectif et le bien fondé. C’est un discours que le public entend. La démocratisation des festivals a grandi le public. Mais il ne faut pas entrer dans un phénomène de concurrence. Celui-ci a été un peu déguisé. Il est désormais à visage découvert ».

Deux mondes se confrontent. Il n’est pas question de supprimer l’un d’eux. « Ces grands événements ont le droit d’exister. Il est sain que plusieurs modèles existent mais il ne faut pas qu’un étouffe l’autre », assure Stéphane Krasniewski. Isiah Morice loue «  une autre voie. Nous avons choisi d’être en harmonie avec notre territoire. Nous défendons un modèle humain. Nous faisons partie d’un écosystème qui irrigue l’ensemble du territoire, aide à l’émergence, participe à l’éducation artistique. Nous travaillons sur l’accessibilité. La première exclusion est sociale et financière. Nous voulons être accessibles à tous les publics ».

Les trois programmateurs sont d’accord. Il faut être inventifs ! Et ils le sont. Jean-Christophe Aplincourt demande aux collectivités de « reconnaître les vertus de ces initiatives. Les pratiques éthiques doivent être valorisées. À quoi contribue un festival ? À renforcer des identités artistiques, mener un travail de découvertes ». Sans oublier le travail des bénévoles. « C’est un acte citoyen et cela mérite du respect ».