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# 35 / Jean-François Driant : « Le seul allié que nous avons, c’est le temps »

photo : Benoït Decout

Plus d’un mois après le déconfinement, la parole publique reste au mieux floue, au pire, absente. Les directeurs et directrices des structures culturelles naviguent toujours dans le brouillard. Regards sur une situation compliquée de Jean-François Driant, directeur du Volcan, scène nationale du Havre.

Quelle analyse faites-vous de la situation actuelle dans le milieu culturel ?

La réponse ne peut être que contrastée. Nous sommes à un endroit où la crise sanitaire aura des conséquences. Pour les compagnies et les artistes qui sont à un stade de démarrage dans leur carrière, ce sera difficile. Pour les lieux avec des missions de service public, le moment est douloureux mais il n’y a pas de raison qu’il y ait des conséquences lourdes. L’autre endroit de danger, c’est l’international. Les compagnies d’ici n’ont pas pu montrer leur travail dans d’autres pays et les artistes étrangers pourront venir en France en fonction de l’ouverture des frontières et des décisions des pays. 

Pendant combien de saisons cette onde de choc va-t-elle se faire sentir ?

Elle va se faire sentir pendant trois saisons. Il faut tout d’abord une année pour produire une œuvre, pour trouver les moyens, pour répéter, pour aboutir à un objet dont on est satisfait, puis deux ans pour le tourner, rencontrer le public et les professionnels. Cela fait trois saisons. Pour bénéficier des aides à la création, les compagnies doivent présenter un spectacle chaque année. Là, il va falloir faire le deuil du travail effectué ou du travail futur pour aller au bout de la création commencée. C’est donc une année blanche.

« Il va falloir trouver un nouvel équilibre »

Est-ce que ce rythme qui s’est imposé n’est pas devenu trop contraignant ?

C’est tout le paradoxe. Nous avons mis plus d’une vingtaine d’années pour aboutir à une hyperprofessionnlisation. Ce niveau de professionnalisation s’observe dans diverses compétences comme l’encadrement, la gestion, le droit du travail, la communication… Toutes ces évolutions nous ont obligés à travailler sur une durée plus longue. D’un côté, les compagnies ont besoin de ce temps pour financer et créer leur spectacle. De l’autre, les théâtres en ont besoin pour les accompagner… C’est tout cela qui est remis en cause. Chaque année, en mars, je commence à travailler non pas sur la saison suivante mais sur celle d’après encore. Aujourd’hui, ce n’est pas possible. Il va falloir trouver un nouvel équilibre en se réapprivoisant ce temps court. Ce sera très favorable à certaines compagnies et pas à d’autres. Quel équilibre sortira de tout cela ? Nous ne le savons pas. Nous sommes entrés dans un moment d’incertitude.

Comment est-il possible alors de prendre des décisions ?

Il faut préférer les choses simples et le bon sens. Je m’attache désormais à ce principe : on ne peut décider que ce que l’on maîtrise. 

Avez-vous dû annuler quelques dates ?

Il y a des spectacles qui ont évolué pour être joués et d’autres que nous avons dû abandonner. En mars, c’est aussi le mois durant lequel je finalise la saison jazz. Là, j’ai dû tout abandonner. Sauf un concert avec des musiciens américains mais ils viennent en toute fin de saison.

Qu’avez-vous pensé du plan culture énoncé par le président de la République ?

Le problème dans le domaine culturel, c’est que les plans arrivent toujours à contretemps. Ce sont les théâtres qui ont mis en place les fonds d’urgence parce que le vrai sujet est la survie des compagnies. À partir de quand vont-elles pouvoir jouer ? C’est leur réalité. Et ce plan ne correspond franchement pas à la réalité d’aujourd’hui. Les annonces sont trop globales.

Quelle a été la position des syndicats dont le Syndeac dont le Volcan fait partie ?

Il a été à un endroit audacieux, d’équilibre. Au Syndeac, il y a ceux qui produisent et achètent et ceux qui produisent et vendent les spectacles. Les positions des uns et des autres ont été unanimes avec un respect des dispositions. La profession a fait montre d’une grande maturité. Elle a préservé les compétences, le pouvoir d’achat de tous. Elle a fait le boulot comme tout le monde. Sans les positions du ministère de la Culture, elle a avancé à l’aveugle.

« Une vague d’incompréhension »

Comment est perçue cette absence de parole pour le milieu culturel ?

Elle est très mal vécue. On a vu défiler des grands plans et entendu des décisions pour divers secteurs mais pas un mot sur un modèle de déconfinement. L’autorisation d’ouverture du Puy du fou a été désastreuse. Je veux bien concevoir que nous sommes dans deux mondes différents. Cependant les conditions d’accueil du public sont similaires. Cela a déclenché une vague d’incompréhension. Le monde de la culture se sent abandonné par la puissance publique.

Il a eu d’autre part le soutien du public.

C’est le côté agréable. Nous avons reçu beaucoup de mots de soutien. Par ailleurs, je vais me différencier de quelques autres lieux. J’ai trouvé qu’il y avait eu beaucoup d’impudeur à un moment où certains s’inquiétaient ou voyaient partir des proches. Au Volcan, nous avons voulu communiquer sur l’essentiel. Ce virus arrête le monde. Face à cela, qu’est-ce que la communication d’un théâtre public ? Nous n’avons pas souhaité occuper l’espace public. Nous avons reçu des mots, des appels téléphoniques avec des messages forts.

Quelles sont les attentes du public selon vous ?

C’est difficile à dire. C’est aussi toute la difficulté de lancer une saison. Au Havre, nous sommes dans une situation moins douloureuse qu’à Mulhouse. Un théâtre est l’endroit où l’on vient passer un bon moment sans être empêché par une distanciation physique. Comment on gère la trouille des gens ? Comment les faire inciter à partager pleinement un spectacle sans qu’aucun reparte avec un virus ? Il faut trouver un équilibre. Pour l’instant, nous n’avons pas les compétences. Il va falloir apprendre, acquérir un minimum de compétence. Cela va se faire avec le temps.

Comment est-il possible d’offrir au public un moment de plaisir ?

Aucun théâtre n’a rouvert. Aujourd’hui, nous ne savons pas répondre parce que les normes sanitaires ne permettent pas cela. Le seul allié que nous avons, c’est le temps. Avant le début de la saison, nous avons deux mois supplémentaires pour échanger avec les autres théâtres, les autorités locales et sanitaires, la médecine du travail… Ce sera un compromis. Dans une salle, je préfère un masque et pas de distanciation physique.

  • photo : Jean-François Driant © Benoît Debout