Thomas Jolly : « Je me sens à ma place »

Thomas Jolly dans "Thyeste" de Sénèque photo : Jean-Louis Fernandez

Cela fait trop longtemps qu’un dragon à trois têtes a une emprise sur la ville et terrorise ses habitants. Et ce, avec une certaine complicité de tous. Seul Lancelot aura le courage de le combattre et le tuer. Mais le chemin vers la liberté sera complexe, surtout très court. Une nouvelle tyrannie prend place après la première. Telle est l’histoire contée par Evgueni Schwartz dans Le Dragon que met en scène Thomas Jolly. Le directeur du Quai, centre dramatique national d’Angers-Pays de la Loire revient à la figure du monstre après Henry VI et Richard III de Shakespeare et Thyeste de Sénèque. Le Dragon se joue les 8 et 9 avril à l’espace Marc-Sangnier à Mont-Saint-Aignan avec le CDN de Normandie-Rouen. Entretien avec Thomas Jolly.

Vous affrontez un nouveau monstre dans Le Dragon. Qu’a-t-il de particulier ?

Ce monstre en cache d’autres… Ce qui m’a intéressé, c’est l’affrontement entre un dragon et un héros, entre deux figures. Il se joue les énergies de la monstruosité, la résistance, la liberté. Le dragon dirige la ville et possède entre ses griffes tous les habitants. Ce qui rend monstrueuse cette ville toute entière.

Tous deviennent alors des monstres.

Je le crois. Ils sont tous des monstres et chacun à leur manière. Le dragon impose un pouvoir monstrueux qui déforme, qui érafle les humanités. Cela devient la monstruosité de la suspicion, du racisme, de l’intolérance.

Cette notion de monstruosité est-elle liée au pouvoir ?

Oui. Ce texte contient tous mes ingrédients préférés. Il y a la question du pouvoir qui est centrale, la façon dont il s’exerce, dont les habitants le subissent. Dans Shakespeare et Sénèque, il y a la figure d’un roi qui s’impose. Là, c’est une exploration par le peuple. Les autres ingrédients : Schwartz déploie son histoire dans le motif du conte — il a démarré sa carrière d’auteur par l’écriture de contes pour enfants. Une telle matière demande beaucoup d’inventivité, d’onirisme, de machinerie… Ce que je développe au théâtre.

Y a-t-il néanmoins un peu d’humanité dans tous ces personnages ?

Oui, nous continuons à trouver une humanité. Chez le dragon, c’est non. Les autres personnages sont des humains dépassant les codes de ce qui fait humanité commune. Ils ont quitté cette sphère d’humanité. C’est que disent aussi Shakespeare et Sénèque. Tous sortent de leur propre humanité pour devenir des monstres.

Avec un tel texte, il est impossible de ne pas faire un lien avec le conflit en Ukraine.

C’est toute la force des grands auteurs. Et Schwartz est un grand auteur. Je l’ai découvert en 2007 au moment d’un travail au lycée Val-de-Seine à Grand-Quevilly. Nous avions travaillé sur Le Roi nu. J’avais à ce moment-là lu les autres pièces de Schwartz dont Le Dragon. J’avais été saisi par cette œuvre au caractère politique et je l’avais gardée dans un coin de ma tête. Nous avons tous vécu cette pandémie et les confinements. S’est posée la question de la réalité dépassant la fiction. Pour moi, vivre ensemble est un fondement de notre capacité à faire société. Je ne dis surtout pas que nous sommes dans une dictature. L’âpreté de ce virus nous a rendus hagards et parfois monstrueux. De plus, avec cette élection qui arrive, il m’a semblé important d’aborder cette différence entre la liberté et la servitude et la nécessité de garder du discernement. Parce qu’il y a de la manipulation. Avec ce conflit en Ukraine, Le dragon, c’est Poutine. Schwartz écrit son texte en 1943 pour dénoncer le totalitarisme de Staline et le national socialisme d’Hitler. Il s’oppose à toute forme de dictature.

Le Dragon est-elle seulement une pièce politique ?

Elle s’inscrit dans un contexte qui tisse un fil politique. C’est aussi une pièce fantastique avec des tapis volants, des animaux qui parlent. Elle est drôle mais ce rire est grinçant, noir. On rit d’un rire salvateur. Comme avec Chaplin dans Le Dictateur. Le Dragon est un texte politique, comique et fantastique.

Après avoir mené plusieurs aventures théâtrales avec La Piccola Familia à Rouen, vous dirigez un lieu, le CDN d’Angers-Pays de Loire. Est-ce que cette nouvelle fonction est à la hauteur de vos désirs, engagements ?

Je n’avais pas imaginé arriver en même temps qu’un virus. Il a coupé les ailes de mon projet et de mon dynamisme. Je n’ai jamais ressenti de frustration. Je ne connaissais pas la direction d’un lieu et n’avais donc pas de repères. Comme j’ai toujours eu tendance à voir le verre à moitié plein, j’ai préféré voir cette période comme un moment propice à l’inventivité, à l’improvisation. Nous avons fait beaucoup de choses avec la maison, la ville, les artistes. Il y a une leçon à tirer de cette crise. Celle-ci a obligé l’institution à se renouveler, se questionner. C’est bon et vivifiant. Néanmoins, je me sens à ma place. Après quatorze ans de compagnie, diriger un lieu était la marche suivante à grimper. Pour monter Le Dragon, j’ai bénéficié de toutes les conditions et les outils qu’offre un CDN.

Faut-il avoir plusieurs cerveaux quand on est directeur, metteur en scène, comédien ?

Je pense qu’il y a plusieurs manières de faire. À tête d’un CDN, on dirige, on joue, on met en scène, on tourne ailleurs et on est présent dans la maison. Il faut un seul cerveau, celui d’un artiste qui donne la direction, qui est à l’animation, qui est l’âme du lieu. Ces maisons, comme les CDN, sont belles parce qu’elles sont dirigées par des personnes qui ne sont pas rompues à la direction mais plus au plateau. Cela empêche qu’elles deviennent seulement des institutions. Elles sont au contraire des maisons vibrantes. J’essaie de tenir cette position.

photo : Nicolas Joubard

Infos pratiques

  • Vendredi 8 avril à 20 heures et samedi 9 avril à 18 heures à l’espace Marc-Sangnier à Mont-Saint-Aignan
  • Durée : 2 heures
  • Rencontre avec l’équipe artistique à l’issue de la représentation du samedi 9 avril
  • Tarifs : 20 €, 15 €. Pour les étudiants : carte Culture
  • Soirée exceptionnelle le vendredi 8 avril : tarifs majorés de 4 € (majoration reversée aux Restos du cœur)
  • Réservation au 02 35 70 22 82 ou sur www.cdn-normandierouen.fr