Aurore Fattier a succédé le 1er janvier 2024 à la direction de la Comédie de Caen à Marcial Di Fonzo Bo, parti au Quai à Angers. La metteuse en scène a beaucoup travaillé pendant vingt ans en Belgique où est installée sa compagnie, Solarium, fondée en 2006. Comédienne, elle a joué au théâtre et au cinéma sous la direction d’Armel Roussel, Michel Dezoteux, Caspar Sireuil, Chloé Dabert, Alexe Poukine, Catherine Cosme, Thomas Van Zuylen, Jean-Benoît Ugeux… Retour en France d’une artiste qui s’empare des textes classiques et contemporains afin de leur donner un éclairage personnel sur de grands plateaux. Entretien avec Aurore Fattier qui a présenté un projet artistique axé sur un « Partage de sensible ».
Qu’est-ce qui a éveillé votre envie de postuler à la direction de la Comédie de Caen ?
J’ai eu l’occasion d’y venir il y a deux ans dans le cadre de L’École des maîtres et j’ai eu beaucoup de plaisir à découvrir ces deux outils, le théâtre des Cordes et celui d’Hérouville-Saint-Clair. Quand j’ai commencé à réfléchir sur un projet, j’ai rencontré les équipes, les tutelles, les acteurs du territoire. Je me suis promenée dans la ville et tout cela est devenu plus concret. Mon désir s’est solidifié. C’est un hasard et en même temps une évidence parce qu’il y a eu une rencontre organique entre les gens et moi-même.
Avez-vous toujours eu le désir de diriger un lieu ?
Oui, cela fait un moment que diriger une salle me tourne dans la tête. Notamment un CDN parce qu’il y a cette dimension artistique. Je ne voulais pas renoncer à mon travail artistique. En Belgique, il n’y a pas ce système unique qui consiste à donner les clés d’un lieu à un artiste afin qu’il lui donne une image et une identité et qu’il l’habite d’un esprit artistique.
Comment s’est élaboré cet esprit artistique ?
Cela s’est fait au fil du temps. Il y a tout d’abord la manière dont on fait théâtre. Et cela reste en construction. C’est un sujet qui me fascine. Je travaille sur la matière théâtrale qui se situe entre le texte, le jeu, les décors… C’est toute une machine. À Caen, je vais inviter des artistes, comme Julien Gosselin, Julie Duclos, Céline Ohrel, qui travaillent comme cela pour leur offrir la possibilité de créer. Au fil du temps, aussi, on se découvre de nouvelles facettes. Je suis en train de mener un projet en itinérance sur le territoire du Grand Est avec des habitants. Là, c’est une autre approche du théâtre, une autre dimension. La question de l’itinérance est importante parce que l’on doit aller vers l’autre. On ne fait que faire venir. Dans ma trajectoire, c’est un mouvement de décloisonnement que j’ai envie de développer.
Dans votre travail, il y a toujours une grande attention au texte.
Je suis d’une l’école purement littéraire. J’ai suivi des études de Lettres modernes. Oui, il va y avoir une grande attention aux textes du répertoire et contemporains. Ce peut être des adaptations de romans, de films, de textes non théâtraux. Il y aura également une attention à l’écriture des jeunes auteurs contemporains avec la création d’espaces de résidence. La Normandie est un territoire littéraire. Il faut participer à tout ce foisonnement généré par le festival du livre et l’IMEC. Ma dernière création, Hedda, est un projet de réécriture. Nous sommes allés très loin dans cette pièce. Il y a, à l’origine, la pièce d’Ibsen mais je m’empare d’un imaginaire dans lequel je m’engouffre tout en m’en affranchissant. Un texte est une sorte de matrice qui m’anime. Je ne vois pas la littérature, le répertoire comme une chose vieillotte. C’est, pour moi, autant de trésors qu’il faut éclairer avec nos sensibilités d’aujourd’hui.
Le CDN se trouve dans deux villes, Caen et Hérouville-Saint-Clair. Comment avez-vous imaginé le lien entre les deux théâtres ?
Nous sommes en effet sur deux villes qui n’ont pas la même histoire et sur deux lieux qui n’ont pas le même format. Ce que j’ai ressenti, c’est la prégnance de l’histoire, de la tragédie du XXe siècle avec cette volonté de se tourner vers l’avenir. À Hérouville, nous allons privilégier les spectacles tout public, très fédérateurs et au théâtre des Cordes, des formats plus risqués, plus contemporains. Il y a aussi un grand dynamisme culturel. Sur ce territoire se trouvent un grand nombre de lieux et de propositions culturelles. Il va falloir travailler ensemble afin de ne pas se faire d’ombre et inciter les publics à circuler.
Regarderez-vous vers l’ex-Haute-Normandie ?
Oui bien sûr, le mot d’ordre du ministère de la Culture est de “Mieux produire, mieux diffuser”. Nous ne pouvons plus rester dans notre coin. Ne serait-ce pour des raisons économiques. Il existe ce réseau PAN (Producteurs associés de Normandie, ndlr) qui permet de développer des partenariats. C’est une nécessité de se parler.
Souhaitez-vous donner au CDN une dimension internationale ?
Oui, bien sûr. Le CDN est un pôle européen de production. Il a ce label et nous le garderons. Nous allons nouer des partenariats en région et avec des lieux en Europe. Nous souhaitons mettre en place un nouveau projet d’ici deux ans avec l’idée de travailler avec des habitants de plusieurs pays sur une thématique. Nous le finaliserons avec la venue de toutes les équipes au CDN.
Quelle part tient la transmission dans votre projet ?
Elle est au cœur du projet. Les artistes qui vont collaborer ont été choisis aussi pour leur rapport à la transmission. Il manque en Normandie une école supérieure.
Programmerez-vous des temps forts lors des saisons ?
Nous avons pensé à un festival bisannuel qui aura pour titre “Les Humanités”. Tous les deux ans, nous ferons un focus sur une région européenne. Nous inviterons un curateur et programmerons des spectacles dans les théâtres, dans les rues… Ce sera une plongée dans une région. Nous avons envie de commencer avec la Belgique en 2026. Il y aura aussi une grande fête d’ouverture de saison, des soirées philosophiques, des concerts, des cartes blanches…
Comment avez-vous pensé ce projet dans un cadre économique contraint ?
Nous allons maintenir la marge artistique. C’est un travail qui est mené avec les syndicats. Il y a des aides pour effectuer la transition écologique. Le théâtre des Cordes a été rénové mais celui de Caen nécessite pas mal de travaux. Dans ce contexte, je garde néanmoins espoir.