Jacqueline Caux est une femme engagée. Autrice, réalisatrice et productrice indépendante de documentaires passionnants, elle a suivi les mouvements des musiques minimalistes et techno. Le Tangram à Évreux lui a donné carte blanche lors de ce week-end des Journées du Matrimoine. Une occasion de découvrir un travail remarquable et riche. Dans Never Stop, elle raconte le parcours de pionniers, fondateurs de labels dans une ville de Detroit fragilisée après une crise économique et sociale. Dans Si je te garde dans mes cheveux (en photo), elle a aussi porté plusieurs paroles, notamment celles des artistes rebelles du monde arabe qui ont refusé de mettre le voile, imposé leur féminité et sacrifié leur vie personnelle pour la musique. Elle invite la joueuse d’oud, Kamilya Jubran, à improviser avec Hélène Breschand, harpiste, et Mieko Miyazaki, joueuse de koto, sur cette Terrae Incognitae avant un concert le 23 octobre avec Jeff Mills. Entretien avec Jacqueline Caux.
Vous souvenez-vous à quel moment l’engagement s’est imposé à vous ?
À 12 ans ! J’ai eu une enfance difficile et la musique m’a permis de survivre psychiquement. J’ai découvert le free jazz. Ce n’est pas neutre comme rencontre. Avec le free jazz, j’ai découvert que la musique pouvait être engagée politiquement. Alors que je ne suis pas noire, ni américaine, je voyais ces musiciens noirs américains s’exprimer avec dignité. Ils donnaient une force à leur révolte. Cela a été un choc pour moi. Je dois dire aussi que j’ai eu la chance d’avoir des profs merveilleux dont une qui nous a fait écouter La Nuit transfigurée de Schoenberg. Là encore, tout un monde s’ouvrait à moi. Je pouvais aussi projeter ce que je voulais.
Est-ce que toutes les musiques que vous découvriez ont eu un même effet sur vous ?
Je vivais à Paris porte de Montreuil. Après la guerre d’Algérie, beaucoup de personnes venaient s’installer là. Il y avait un grand nombre de cafés. Quand j’allais faire les courses avec ma sœur, il y avait des effluves de musiques arabes. C’est encore aussi un appel à la liberté. Tout était nouveau pour moi. Quelle que soit la forme de la musique, elle me parlait. Je ne mettais pas de hiérarchie. C’était un monde accueillant et bienveillant. Une prof de français nous a fait découvrir la peinture contemporaine. Ce fut un autre choc. Elle nous conseillait de lire nos contemporains, comme Sartre, Malraux… On lisait et on discutait. Tout cela m’a ouvert des univers.
Pourquoi est-ce devenu important pour vous de transmettre tout ce bagage ?
J’ai eu une enfance maltraitée. J’ai fait une analyse. À un moment, je me suis dit que cela n’était pas suffisant. J’ai eu envie de communiquer, de faire connaître. Comme je n’ai pas eu la chance d’apprendre à jouer de la musique, mon expression devait passer par l’image. Dans ce parcours, il y a eu la découverte des musiques techno. Ce fut également un réel bouleversement, avec les musiques répétitives et minimalistes. Ce qui était intéressant, c’est que c’était des jeunes gens qui émergeaient. Tout comme le raï dans les pays arabes. Certes, il y avait un bouleversement esthétique mais surtout ces musiques avaient un caractère politique. Elles ont eu un impact sur la société. Elles ont également un effet sur les corps. Toutes ces musiques que j’aime ont en commun la transe et l’extase. Pour moi, c’est le summum de l’art.
Vous évoquez toujours la place des femmes dans cette histoire.
Les femmes, c’est ma communauté. Dans le sens de collectivité. Elles me sont proches, quelle que soit leur culture. Comme ces femmes arabes qui ont un courage inouï d’affirmer leur talent. Je me reconnais dans leur combat. Tous mes films sont des hommages à ces musiciennes, ces danseuses, ces pionniers de la musique techno. Ce qui signifie que ma révolte existe toujours et elle s’exprime de manière douce. J’ai voulu quitter ce territoire de violence où on a voulu m’enfermer pour aller vers la beauté. Et nous avons tous besoin de beauté. Cela nous protège.
Dans les films, vous parlez beaucoup du courage et du sacrifice de ces femmes.
Quoique l’on fasse, il y a toujours un prix à payer. Ces femmes n’ont pas d’enfants. Elles ne le pouvaient pas. Elles défendent aussi la liberté de leur esthétique, leur éthique. Pour elles, la vie n’a pas de sens sans musique.
Tout cela passe surtout par la rencontre.
Toujours ! C’est primordial. Avec toutes et tous, j’ai noué des liens d’amitié. Par ailleurs, j’adore parler des musiques que j’aime. J’ai envie d’aller vers les personnes qui n’ont pas les moyens de rentrer dans un cinéma, encore moins dans un opéra ou une salle de concert. Je veux aller vers elles et j’adore ce contact. On se regarde, on se parle, on écoute de la musique, on boit un thé. Et à la fin, on danse.
Pourquoi avez-vous choisi de proposer deux concerts avec Kamilya Jubran ?
Je suis fan. Elle a une manière de s’exprimer qui est très personnelle, d’embrasser les musiques arabes et de les amener ailleurs. J’aime ces artistes qui n’hésitent pas à laisser leur zone de confort. Kamilya va jouer avec deux autres femmes, Hélène Breschand et Mieko Miyazaki, qui m’ont fait pleurer et vibrer. C’était un moment beau et fort. Ce sont trois grandes dames qui savent s’écouter et improviser. Je connais Kamilya et Jeff Mills. Tous deux adorent la recherche. Les faire se rencontrer m’intéresse beaucoup. Je suis très excitée de voir ce que vont jouer ces deux-là.
Le programme
Au théâtre Legendre à Évreux
- Vendredi 20 septembre à 20 heures : projection de Never Stop puis échange avec Jacqueline Caux. Durée : 1h20
- Samedi 21 septembre à 18 heures : projection de Si je te garde dans mes cheveux puis échange avec Jacqueline Caux. Durée : 1h10
- Dimanche 22 septembre à 17 heures : Terrae Incognitae #4 avec Kamilya Jubran, Hélène Breschand et Mieko Miyazaki. Durée : 1h30
Infos pratiques
- Projections et concert gratuits
- Réservation au 02 32 29 63 32 ou sur www.letangram.com