Hillel Kogan : « l’art est souvent une question de douleur »

Photo : Eli Katz

Avec THISISPAIN, le chorégraphe, danseur de La Batsheva Dance Company, a ajouté à son langage le vocabulaire du flamenco. Tout un art qui lui permet d’explorer les questions d’identité et de genre. Il s’empare des clichés d’une danse apprise avec Mijal Natan, interprète flamenca, pour porter le débat ailleurs. Ensemble, les deux artistes dialoguent avec subtilité et humour sur des positions étroites et des dérivations nationalistes. THISISPAIN est présenté mardi 8 octobre au Rayon vert à Saint-Valery-en-Caux avant L’Éclat à Pont-Audemer, le théâtre de l’Hôtel-de-ville au Havre avec Le Phare, puis au théâtre de l’Arsenal à Val-de-Reuil et au Rive Gauche à Saint-Étienne-du-Rouvray. Entretien avec Hillel Kogan.

Pourquoi vouliez-vous, comme vous dites, « visiter le monde du flamenco » ?

Venant de la danse contemporaine, où « tout est possible », j’ai souhaité explorer un champ artistique étranger où les codes et mécanismes de fonctionnement sont stricts et fermés. Il s’agissait de remettre en question la « liberté » de la danse contemporaine, au-delà des « contraintes » du flamenco. Je voulais explorer les possibilités qui nourrissent l’imagination. C’est comme comme visiter un domaine artistique qui a beaucoup d’histoire et de richesses en tant que touriste qui ne sait rien de cet endroit mais qui a néanmoins des connaissances et une expérience. Je connaissais seulement les « stéréotypes » sur le flamenco.

Le flamenco est considéré comme l’art de la douleur. Est-ce aussi votre définition ?

Les thèmes de la musique et de la danse flamenco sont principalement la tristesse, la douleur et la souffrance. Peut-être parce que cela est lié à la vie difficile de la communauté rom en Espagne, qui joue un rôle très important dans l’histoire et dans le flamenco contemporain. La souffrance n’est pas la seule émotion exprimée dans le flamenco. Selon moi, l’esthétique et les formes du flamenco sont construites de manière à être une expression directe des émotions. Ce n’est pas « abstrait » comme la musique classique occidentale par exemple. Parce que le flamenco est d’abord la voix chantée du « cantaor » (avant la danse et avant la guitare). Il s’agit de l’expression d’émotions, d’émotions profondes et d’émotions dures. La voix du flamenco n’est pas une suite de « belles notes », mais celle des pleurs, de la flagellation, des cris, de la douleur et de la détresse… Néanmoins, de nombreuses formes d’art de toutes sortes sont des moyens d’exprimer des émotions. Il y a beaucoup de musique triste dans la musique classique, la pop, le folklore et bien plus encore. Il y a des danses tristes, des films tristes, des tragédies théâtrales, des opéras… La tragédie et la douleur ne sont pas seulement dans le flamenco. L’art est souvent une question de douleur.

Y a-t-il eu un fait en particulier qui nous a mené à vous intéresser au flamenco ?

Le flamenco est l’occasion d’ouvrir un débat sur les codes et conventions artistiques et sociaux. La danse contemporaine est considérée comme universelle — elle n’est pas attribuée à une culture spécifique. Ce qui m’amène, dans toutes mes pièces, est d’explorer comment les concepts sociaux et les idéologies influencent les pratiques artistiques et la structure culturelle, comme la répartition du pouvoir, de l’argent, des valeurs… Dans mes premières pièces, je traite de l’identité d’être Israélien, être juif, être un artiste contemporain, être un danseur. Il s’agit toujours d’identité et de la manière dont la danse est pertinente pour former cette identité et la définir.
Le flamenco est déjà plein de questions identitaires : il « appartient » à la culture espagnole, et à la culture rom. Il a des influences musulmanes, européennes, occidentales, juives, chrétiennes, indiennes et bien d’autres encore. Être un « danseur de flamenco » est une identité différente de celle d’être simplement un « danseur ». Nous ne considérons pas le ballet comme une « identité », mais le flamenco, en raison de son lien avec l’Espagne, nous le voyons de cette façon. Dans le flamenco traditionnel, les rôles de genre sont très clairs : comment les hommes doivent danser et comment les femmes doivent danser. Et l’identité de genre n’est pas très fluide.
L’art « occidental » flirte avec « l’espagnolité » depuis des siècles et la qualifie d’exotique, lointaine et sexy. Dans de nombreux ballets classiques, comme « Le Lac des cygnes », « Casse-Noisette », « Sylvia »…, l’image de la danseuse espagnole porte des couleurs qui dialoguent avec la sylphide ou le cygne purs, blancs et asexués. Les femmes gitanes « topless » remplissent la littérature, la peinture et l’opéra. Il est intéressant de noter que le personnage espagnol le plus célèbre, « Carmen », chante « L’amour est un oiseau rebelle » en français.

Comment avez-vous travaillé avec Mijal Natan ?

Avant de commencer à travailler sur THISISPAIN, je ne connaissais rien au flamenco. Je suis donc parti à la rencontre de Mijal Natan, artiste de danse israélienne et l’une des leaders de la scène de la danse et du flamenco espagnol en Israël. après avoir étudié différents styles de danse, ballet, moderne, Buto et plus encore, Mijal a fondé et dirige la compagnie de danse flamenco israélienne et, au cours des trente dernières années déjà, a créé des dizaines de productions de flamenco en Israël. 

Nous avons commencé un voyage ensemble. Je l’ai interviewée pendant des heures. Nous avons eu des débats et des échanges sur nos expériences communes et différentes en danse. Elle m’a appris le flamenco, étape par étape. J’ai suivi des cours de chant flamenco avec des chanteurs flamenco et, chaque jour, j’ai commencé à explorer l’art flamenco de manière intensive. Parallèlement, nous avons également créé ensemble de nombreuses séances d’improvisation, avec du texte, du chant et de la danse, jusqu’à arriver à la partition finale ou à la pièce. Le processus de création a duré une année intensive, mais nous y travaillons toujours « de l’intérieur » et nous poursuivons notre collaboration et nos études artistiques. Du côté de Mijal, elle était très ouverte à l’exploration et à des façons de travailler différentes des siennes, et a été adorable de faire confiance à ma vision artistique et de me rejoindre dans cette aventure.

Pourquoi les mots sont toujours aussi importants pour vous ?

Les mots sont importants pour moi car ils existent et constituent un élément très important de la vie en tant qu’être humain et dans notre culture. La danse ne se décrit pas avec des mots. Et les mots ne peuvent pas danser. Mais pour moi, la rencontre du texte et du mouvement du corps permet à l’imagination d’aller là où je ne peux pas aller sans un texte. Les mots sont également un outil performatif pour influencer le public dans une certaine direction. Lorsque Magritte écrivait sur le tableau « ceci n’est pas une pipe », il avait besoin du texte pour donner à son tableau un autre contexte, une autre manière d’exprimer les idées, mais aussi de manipuler le spectateur. La rencontre du texte et du corps dansant m’offre des possibilités de doubles sens, et parfois de sens multiples.

J’utilise le texte pour clarifier mes idées, mais aussi pour amener activement le public à un endroit « ici et maintenant » de la réalité, et ne pas le laisser trop s’échapper dans le monde de la magie et de l’abstraction, comme le fait si souvent la danse. Mettre du texte dans la bouche d’un danseur est aussi pour moi une action politique contre l’idée d’un « corps muet » que la tradition a créé autour du danseur. Les danseurs ne sont pas censés parler, mais ils ont une voix et quelque chose à dire. Je veux qu’ils disent toujours, et je veux toujours que le public se souvienne qu’ils peuvent à la fois danser, penser et parler. Qu’ils sont humains avec des opinions.

Pourquoi la danse reste-t-elle, pour vous, un lieu de débat ?

Dans THISISPAIN, j’utilise le flamenco comme un espace de discours intime mais aussi universel. Qu’est-ce que le genre ?  Qu’est-ce être espagnol ? qu’est-ce être israélien ?  Qu’est-ce être européen ? Qu’est-ce que l’appropriation culturelle ? Qu’est-ce que l’identité nationale ?  Qu’est-ce que le grand art et qu’est-ce que le folklore ?  Tout cela en remettant en question le concept d’identité en soi, dans l’esprit de la théorie queer de Judith Butler : l’identité n’est pas une essence mais plutôt une performance. Ainsi, dans THISISPAIN, je débats, à travers la danse et la performance, de ce qu’est « danser espagnol ». 

Infos pratiques

  • Mardi 8 octobre à 20h30 au Rayon vert à Saint-Valery-en-Caux. Tarifs : de 19 à 10 €. Réservation au 02 35 97 25 43 ou sur lrv-saintvaleryencaux.com
  • Mardi 19 novembre à 20h30 à L’Éclat à Pont-Audemer. Tarifs : 15 €, 11 €. Réservation au 02 32 41 81 31 et sur http://eclat.ville-pont-audemer.fr
  • Mercredi 20 novembre à 20 heures au théâtre de l’Hôtel-de-ville au Havre, avec Le Phare, Centre chorégraphique national du Havre pendant le festival Plein Phare. Tarifs : de 10 à 6 €. Réservation au 02 35 19 45 74 ou en ligne
  • Jeudi 23 janvier à 20 heures au théâtre de l’Arsenal à Val-de-Reuil. Tarifs : de 25 à 10 €. Réservation au 02 32 40 70 40 ou sur www.theatredelarsenal.fr
  • Vendredi 24 janvier à 20h30 au Rive Gauche à Saint-Étienne-du-Rouvray. Tarifs : de 18 à 5 €. Réservation au 02 32 91 94 94 ou sur www.lerivegauche76.fr