Lou Simon : « quand on détruit des archives, on détruit une mémoire »

Photo : Marina de Munck

Au départ, il y a une photo de tirailleurs africains ou antillais en uniforme dans une charrette à Rouen. Où vont-ils ? Que sont-ils devenus ? Plusieurs jours après le 9 juin 1940, date de l’arrivée de l’armée allemande dans la ville, des corps sans vie d’hommes noirs sont découverts dans le square Maurois, dans une propriété rue de Bihorel. Tous ont été exécutés. La compagnie Avant L’Averse mènent l’enquête dans Insomniaques, une pièce de théâtre mise en scène par Lou Simon et écrite avec Karima El Kharraze. Surtout, elle tente de réunir les éléments qui expliquent l’oubli d’un tel événement tragique au fil des décennies. Insomniaques est présenté du 14 au 16 janvier au théâtre des Deux-Rives à Rouen avec le CDN de Normandie-Rouen, le 29 janvier au théâtre Jean-Vilar à Ifs avec Le Sablier et le 31 janvier au Passage à Fécamp. Entretien avec Lou Simon réalisé par les élèves de la classe de 4e2 du collège Fontenelle à Rouen.

Quel est votre parcours ?

Je viens des arts plastiques. J’aime beaucoup créer, fabriquer des choses avec mes mains. J’ai toujours eu du mal à effectuer des choix parce que j’aime tout faire. Après une école de marionnettes, j’ai commencé la mise en scène de spectacles. Ce n’est pas tant la marionnette que j’aime travailler mais surtout la matière, les objets.

Qu’est-ce qui vous plaît dans ce métier ?

Ce qui me plait ? C’est une grande question. En fait, tout me plaît. C’est un métier passion qui permet de faire ce que l’on a envie. Nous choisissons ce sur quoi nous voulons travailler. Et si c’est un domaine que l’on connaît peu, nous cherchons. Tout nous incite à apprendre.

Est-ce qu’il y a des choses qui ne vous plaisent pas ?

Oui, il y a des choses qui ne me plaisent pas. Aujourd’hui, j’ai plein de tâches administratives à effectuer. Je dois tout prévoir avant la tournée avec la compagnie. Par ailleurs, être artiste dans le spectacle vivant est un métier précaire. Nous sommes toujours en danger.

Faut-il faire des études ?

Non, pas forcément. Beaucoup de personnes suivent des formations et vont dans des écoles. Certaines se forment sur le tard. D’autres apprennent en faisant. Non, nous ne faisons pas des études comme vous pouvez l’imaginer. Nous ne sommes pas à l’école que vous connaissez en tant que collégiens et lycéens. Nous pouvons aussi participer à des stages, des ateliers.

Où avez-vous trouvé la photo des soldats ?

Ce n’est pas moi qui ai trouvé cette photo. C’est Laurent Martin, coauteur du livre Crimes de guerre, qui est la source principale de ce spectacle. Il est infirmier de nuit, passionné d’histoire, et collectionne les photos prises par les Allemands pendant la Seconde Guerre mondiale. Quand j’ai vu cette photo, elle a déclenché le besoin d’écrire et la trame de l’histoire du spectacle.

Que raconte cette photo ?

C’est toute la question à laquelle nous tentons de répondre. Nous avons deux photos avec deux points de vue différents. Sur l’une d’elles, est écrit « Rouen, premier jour ». Et ce premier jour, c’est le 9 juin 1940, date à laquelle les Allemands arrivent à Rouen. Sur ces photos, nous voyons des tirailleurs sénégalais dans un uniforme de l’armée française dans une charrette. Ils doivent être des prisonniers de guerre. Ont-ils fait partie du massacre ? Nous ne pouvons pas le dire.

Pourquoi les Allemands ont-ils pris des photos ?

C’est une bonne question. La réponse : à cause du racisme. Les Allemands ont pris des photos pour montrer à quel point la France est décadente. La preuve : elle doit employer des soldats noirs.

Pourquoi avez-vous choisi ces photos ?

Je ne les ai pas vraiment choisies. Ce sont les seules. Nous sommes pratiquement sûrs que ces soldats sont liés très probablement au massacre à Rouen. Ces photos, prises juste avant leur mort, racontent un événement très tragique et posent de nombreuses questions. Ils sont prisonniers mais où seront-ils envoyés ? Est-ce qu’ils doutent de ce qu’il va se passer ? Ces photos dévoilent aussi un but de guerre.

Existe-t-il d’autres photos ?

Il existe plein d’autres photos prises par les Allemands. Celles-ci sont une mise en scène pour servir des idées racistes.

Des témoins sont-ils toujours vivants ?

C’est une bonne question. Non mais il y a eu un survivant à ce massacre. Il s’appelait Gustave. Quand nous avons commencé le travail de création, nous ne savions rien sur lui. Puis, nous avons découvert plusieurs informations sur sa vie et nous avons pu parler à ses descendants. Non, il n’y a pas de témoins directs. Nous avons eu juste un témoignage quasi direct.

De quoi parle le spectacle, Insomniaques ?

Nous allons parler de ce massacre et de la question du racisme. Pourquoi avons-nous oublié ce massacre ? Pourquoi la France a oublié cet épisode tragique de l’histoire ? La raison est raciste. Tous les ans, il y a des cérémonies en mémoire des soldats et des civils, souvent des blancs. Entre 1946 et 2021, il n’y a rien eu pour les soldats noirs. Que s’est-il passé ? Peut-on considérer que cet oubli est raciste ou pas ? Nous avons créé un spectacle pour ces raisons.

Combien de temps avez-vous mis pour monter le spectacle ?

Nous avons mis entre deux et trois mois. Quand on travaille dans le spectacle vivant, nous faisons des résidences. Nous nous retrouvons tous ensemble dans une salle pendant un temps. Puis, on se quitte et on se retrouve à nouveau plus tard. Nous avons commencé en décembre 2023. Par ailleurs, un spectacle, ça demande de l’argent, des partenaires… Ce travail-là demande bien plus de temps que celui de la création. J’ai commencé à chercher des sous à partir de septembre 2022.

Comment avez-vous travaillé sur le spectacle ? Quelle est la place de la marionnette ?

Nous n’avons pas vraiment travaillé avec des marionnettes. Nous sommes en fait partis de plusieurs couches de matières différentes. Comme un mille feuilles. Avec tout cela, nous avons écrit une histoire. Plus le temps passe, plus nous enlevons des couches pour créer des images au plateau qui permettent de raconter cette histoire. Nous avons choisi de travailler avec une métaphore. Nous utilisons du papier qui renvoie aux archives détruites. Quand on détruit des archives, on détruit une mémoire. 

Est-ce que la question du racisme vous a toujours intéressée ?

Oui, elle m’intéresse depuis que je suis toute petite. Je suis passée par différentes phases et réflexions dans mon rapport au racisme. J’ai rencontré plein de gens qui ont transformé ma compréhension du monde. Je sais que je suis blanche. Et nous ne voyons pas le monde de la même manière lorsque l’on est blanc ou autre. Il n’y a pas si longtemps que j’ai compris cela. C’est un apprentissage. C’est quoi le racisme ? Est-ce qu’il se transmet ? D’où vient-il ? Quels intérêts sert-il ? Toutes ces réflexions permettent de comprendre notre histoire française.

Avez-vous été victime de racisme ?

Non, je suis blanche. Je n’ai jamais sentie de racisme. En revanche, en tant que femme, j’ai subi du sexisme. Mais j’ai des amis et des membres de l’équipe qui ont subi du racisme.

propos recueillis par Albane, Alessandro, Chalvi, Delphine, Eliot, Eyenda,
Ghilles, Isma, Laiina, Laurine, Lina, Lison, Lola, Lyla,
Maria, Mathéo, Orobosa, Rana, Syrine, Yazid et Zeineddine

Infos pratiques

  • Mardi 14 janvier à 20 heures, mercredi 15 janvier à 19 heures, jeudi 16 janvier à 20 heures au théâtre des Deux-Rives à Rouen. Tarifs : de 15 à 1 €. Réservation au 02 35 70 22 82 ou sur www.cdn-normandierouen.fr
  • Mercredi 29 janvier à 19h30 au théâtre Jean-Vilar à Ifs. Tarifs : de 16 à 3 €. Réservation au 02 31 82 69 69 ou en ligne
  • Vendredi 31 janvier à 20h30 au Passage à Fécamp. Tarifs : 10 €, 8 €. Réservation au 02 35 29 22 81 ou sur www.theatrelepassage.fr
  • Durée : 1h20
  • Spectacle à partir de 12 ans