Arnaud Desplechin : « il y a une noblesse à divertir les spectateurs »

Arnaud Desplechin enthousiasmé par sa rencontre avec des anonymes / photo James Bas

Récemment dans Empire of light, Sam Mendes nous attirait dans un vieux cinéma des années 1980 pour qu’on en apprécie la beauté, l’attractivité, la vie. Et puis Steven Spielberg dévoilait ses premiers pas de jeune cinéaste avec The Fabelmans. Sans oublier l’incontournable Voyage avec Martin Scorsese à travers le cinéma italien en 2001 ou encore le cri d’amour de Bertrand Tavernier avec Laissez-passer en 2003. Aujourd’hui, avec Spectateurs !, en salle mercredi 15 janvier, Arnaud Desplechin rappelle humblement qu’un réalisateur, c’est aussi un spectateur. Comme un documentaliste, il va à la rencontre de spécialistes, d’intellectuels mais aussi d’anonymes, avec des questions simples : qu’est-ce que cela leur fait de regarder des films ? Comment cela agit-il sur eux sans qu’ils en aient conscience ? Pourquoi allons-nous au cinéma depuis plus de cent ans ? Il n’en oublie pas son intérêt pour la fiction et met en scène le jeune Paul Dédalus – héros récurrent de Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle) (1986), Un conte de Noël (2008) et Trois Souvenirs de ma jeunesse (2015) — dont il filme la première fois au cinéma avec sa grand-mère…  On adore ce film d’apprentissage d’un spectateur.  Entretien avec Arnaud Desplechin

Qu’est-ce qui vous a donné envie de déclarer votre amour du cinéma?

Il me semble que cela procède de l’expérience du Covid. Cette expérience, on l’a tous vécue dans le monde. Pas ensemble, mais on l’a tous vécue séparément. On s’est tous dit que le cinéma, ce trésor qui nous vient de la fin du XIXe siècle, allait peut-être disparaître, que peut-être les salles de cinéma allaient devenir obsolète… Et même après le Covid, on s’est dit que les spectateurs n’allaient peut-être pas revenir, qu’il y aurait une autre façon de voir les films avec des gens chez eux devant leur ordinateur… Ce qui est merveilleux, c’est qu’en France, ils sont revenus. Spectateurs ! c’est une façon de dire merci pour ce trésor en partage.

Vous commencez le film en attirant notre attention sur le fait que le cinéma, c’est d’abord le mouvement…

A 14/15 ans, j’ai fait de la photographie pour apprendre à poser les images. Le cinéma, ce sont des images qui bougent, il ne s’agit plus d’attraper la pose, mais d’attraper la vie. Étienne-Jules Marey, dont on dit qu’il est un des précurseurs du cinéma, voulait arrêter le mouvement, les frères Lumière, eux, voulaient continuer le mouvement, et c’est ce qui est absolument magique. Le mouvement des arbres que les impressionnistes ont essayé d’attraper, il est là dès les premiers films muets, et on le laisse filer, et il est reproductible à l’infini.  

Martin Scorsese parle du cinéma à travers lui. Vous, vous pensez à interroger des anonymes. Comment les avez-vous choisis?

Je ne voulais pas les connaître avant le tournage et surtout je ne voulais pas de spectateurs dits nobles ou savants. J’ai demandé à une directrice de casting de choisir des gens qui avaient des expériences de cinéma singulières. Il y a donc des tas de gens, très divers, de tous les âges, des fans qui vont énormément au cinéma, d’autres qui n’y vont pas souvent. Mais tous avaient envie d’en parler. Le jour du tournage, j’avais quelques questions — toujours les mêmes — mais c’était rigolo parce qu’il fallait que je leur offre beaucoup pour qu’ils me donnent quelque chose. Alors je leur ai donné, donné, et au bout de six heures, j’étais épuisé comme si j’avais tourné douze heures.

A-t-il été difficile de choisir parmi tous ces témoignages?

Ils étaient tous merveilleux, ils avaient des anecdotes incroyables mais je n’avais que dix-huit à vingt minutes à dédier à leur séquence. Un montage plus long aurait dévoré le film. Mais ils seront tous dans le bonus DVD.

Finalement, le cinéma, c’est aussi le plaisir de parler des films après…

Le cinéma suscite la conversation, et ce qui est formidable c’est que vous n’avez pas besoin d’être spécialiste. Ce n’est pas si simple avec la peinture ou le football. Sur un film, n’importe qui peut faire partie de la conversation.

On assiste à la première fois au cinéma du jeune Paul Dédalus. Pensez-vous que cette première fois soit aussi importante de nos jours avec tous les films auxquels on a accès chez soi ?

Je compare entre mon fils qui avait regardé beaucoup de DVD et moi dont les parents n’avaient pas la télévision : en fait, je ne pense pas que ce soit le film qui marque. Moi, c’était Fantomas de Hunebelle, je l’ai bien aimé à l’époque, mais ce n’est pas ce qui m’a épaté. Ce qui m’a épaté, c’est la machinerie, le dispositif, et je crois que ça, ça continue à fasciner : vous êtes dans le noir, face à des images plus grandes que vous, si vous allez faire pipi vous ne pouvez pas arrêter, c’est comme la vie qui continue. C’est impressionnant !

Le cinéma a-t-il été lié à votre histoire familiale?

Oui, mes parents adoraient aller au cinéma et aimaient la chose critique. Le week-end, ils voyaient un ou deux films que ma mère me racontait. Elle me disait ce qu’elle en pensait avant d’écouter Le Masque et la plume, avant de lire les critiques dans Télérama et La Vie catholique. Le fait que des adultes s’intéressent à un divertissement, le prennent au sérieux comme ça, en fassent un sujet de conversation, ça me fascinait.

A ce niveau-là, est-ce toujours un divertissement?

Moi, j’y tiens à l’idée de divertissement. Je trouve qu’il y a une noblesse à divertir les spectateurs. Dans Spectateurs !, il y a tout un chapitre consacré à Shoah (documentaire de plus de neuf heures de Claude Lanzmann de 1985, ndlr). C’est un film très austère mais qui a ses moments de suspense incroyable, de surprises invraisemblables, des moments presque cocasses. C’est un spectacle terrible mais c’est toujours un spectacle. Le cinéma observe la société et alimente les débats. Je n’aime pas l’idée de séparer les films vénérables et ceux qui seraient canailles.

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