Gérard Mordillat : « L’amour est le dernier bastion de résistance »

photo : François Catonné

Après le roman et la série télévisée, une pièce de théâtre. Gérard Mordillat revient une nouvelle fois sur Les Vivants et les morts qui retrace la vie d’un jeune couple après la fermeture de l’usine dans l’est de la France. Dallas et Rudi sont entre passion et révolte. L’auteur raconte les luttes, les conséquences économiques, politiques et sociales, les ravages dans les sphères intimes. Pour cette adaptation à la scène, Gérard Mordillat s’est entouré de François Morel qui signe les paroles des chansons et de Hugues Tabar-Nouval qui a composé la musique. Les Vivants et les morts est créé jeudi 30 septembre et vendredi 1er octobre au Tangram à Évreux avant une tournée qui passe par Vernon et Dieppe. Entretien avec le romancier, poète et cinéaste.

Dans vos notes, vous écrivez que l’oratorio des Vivants et les morts ne doit qu’au théâtre. Pourquoi ?

Il y a une logique. Quand Hugues Tabar-Nouval m’a proposé de faire une version musicale du roman, je ne voyais pas très bien où il voulait aller. Puis je me suis laissé convaincre. Il était si enthousiaste. Il fallait inventer quelque chose de spécifique pour sortir du roman et de la série. Au fur et à mesure du travail, nous sommes arrivés à une forme très épurée. Nous nous sommes aperçus qu’il était possible d’enlever le décor, de faire exister le texte par la force du jeu et du chant et qu’il n’y avait pas d’autre façon de faire entendre cette pièce. C’est quelque chose qui a été pensé, pesé, écrit n’avoir que l’essence du texte.

Est-ce juste l’histoire ?

C’est trouver la trace profonde de l’histoire, ce qui fait agir les personnages et aller à l’essentiel avec l’action qui porte la brutalité des faits. Quand, soudain, la parole échappe, elle se transforme en chant qui exprime l’enthousiasme, la colère, la peur, l’amour.

C’est le chant qui est le vecteur d’émotion.

Je suis sensible aux voix chantées. Le chant appartient à la culture populaire, non pas à une culture livresque et muséale. Chez tous les peuples, on chante. Et on chante la colère, le désespoir, l’amour. Les esclaves avaient leur chant pour supporter leurs conditions. Il y a eu Le temps des cerises pendant la Commune. Dans les filatures, on faisait chanter les enfants de 8-12 ans pour leur faire tenir les cadences.

Pour cette création, vous avez aussi voulu « créer des images ». Que voulez-vous dire ?

Dans cette démarche qui voulait que tout soit épuré, il fallait que les corps soient une image forte pour le public. La disposition des acteurs doit être significative. D’autant que je ne voulais pas de vidéos. Tout est un travail presque chorégraphique. Une organisation de déplacement est pensée comme un mouvement général.

Aviez-vous en tête que le travail abîme les corps ?

Pour moi, il était important que les corps aient une histoire. Nina Gorini qui joue Dallas a un corps et une histoire. Avant de chanter et de faire du théâtre, elle est cuisinière. Elle travaille dans un resto. Elle a une expérience du réel. C’était important pour faire grandir les personnages : avoir ce sentiment de réel et d’authenticité. Il faut faire exister le réel.

Vous avez déjà travaillé avec François Morel. Était-ce évident de faire appel à lui pour l’écriture des chansons ?

Là aussi, je voulais pouvoir me dégager de ce que j’avais écrit. Ma grande hantise a été de me répéter, de bégayer. Cela a donné une distance. J’admire la qualité de parolier et de chanteur, au-delà de sa qualité de comédien, de François. Il était la personne juste.

Votre livre a été écrit en 2004. Est-ce que rien n’a changé ?

Hélas, non. Il n’y a pas un jour où on n’entend pas des licenciements. La logique de financiarisation de l’économie détruit des emplois, des vies, des villages, des petites villes. C’est juste une quête insensée du profit. Et on veut laisser tout cela caché. On arrive parfois à verser trois larmes de crocodiles dans les médias. Pour tourner l’adaptation du livre, je suis allé à Hénin-Beaumont dans l’usine où toutes les machines avaient été envoyées en Roumanie. Je suis venu pour soutenir les habitants. J’y étais déjà allé au moment de la sortie du livre. Les machines étaient encore là. C’était naturel d’y revenir.

Est-ce difficile de rester vivants ?

Oui, c’est difficile. Il y a un retour puissant au conservatisme, à l’académisme. Il ne faut pas faire de vagues. Les Vivants et les morts est un geste artistique et politique. Il y a encore deux endroits où on peut parler de liberté d’expression, ce sont le roman et le théâtre. 90 % des grands médias sont détenus par 9 milliardaires. Du côté du cinéma et de la télévision, on vous oppose le mur de l’argent. Il ne reste plus que l’énergie, la volonté, le souci de faire exister quelque chose, de montrer ce monde afin que chacun puisse exercer son esprit critique.

Il reste aussi l’amour. C’est ce que vous montrer dans Les Vivants et les morts.

L’amour est le dernier bastion de résistance. Dans Les vivants et les morts, quand tout s’effondre, Dallas et Rudi font l’amour. Ce geste ne peut leur être interdit.

Êtes-vous inquiet ?

Oui, il y a de l’inquiétude de voir en France et ailleurs monter les nationalismes et une forme de fascisme. Nous sommes face à une droite dure, autoritaire. Le pouvoir est seulement entre les mains qui exercent au sein de l’État. La propagande est à l’œuvre. Je crains que certains finissent par s’y laisser prendre. La situation actuelle met en évidence que ce système est perverti. Ma position que je vais exprimer est le boycott de l’élection présidentielle.

Infos pratiques

  • Jeudi 30 septembre et vendredi 1er octobre à 20 heures au théâtre Legendre à Évreux
  • Durée : 1h40
  • Tarifs : de 25 à 10 €. Pour les étudiants :  carte Culture
  • Réservation au 02 32 29 63 32 ou sur www.letangram.com
  • photo : François Catonné