Jean-François Auguste : « je suis l’invité de son pire cauchemar »

Photo : Christophe Raynaud de Lage

Ils sont deux Jean sur scène, Jean-François Auguste et Jean-Claude Pouliquen. Le premier est comédien, metteur en scène et fondateur de la compagnie For Happy People & Co, le second, comédien au sein de la compagnie Catalyse. Au fil des spectacles et des rencontres, ces deux-là ont réussi à s’apprivoiser. Les voilà dans une Conversation entre Jean ordinaires qu’ils partagent vendredi 13 décembre au Passage à Fécamp. Une pièce de théâtre, écrite par Laëtitia Ajanohun, pour aborder la thématique de la différence. Entretien avec Jean-François Auguste.

À quand date votre amitié avec Jean-Claude Pouliquen ?

J’ajouterai à partir de quand peut-on dire « tu es mon ami » ou « je suis ton ami ». Et surtout, quand le réalise-t-on ? Je crois que l’amitié se mesure avec le temps, plus précisément l’addition d’instants partagés, et la qualité de ces moments. Cela fait maintenant plus de vingt ans que j’ai rencontré la troupe de Catalyse, composée d’acteurs et d’actrices professionnels en situation de handicap mental dont fait partie Jean-Claude. Et c’est le théâtre qui a provoqué cette rencontre. Au départ notre lien s’est tissé par le prisme du travail, Jean-Claude acteur, moi metteur en scène. Et les débuts étaient plutôt sinueux. Je raconte ces premiers instants dans le spectacle : « Je ne sais pas si c’est toi qui me faisais peur ou moi qui te faisais peur, mais nous ne pouvions pas nous regarder dans les yeux ». Et cette période de « non regard » a duré quelques années. Nous avons trouvé un autre moyen de rentrer en contact. Je lui parlais et le dirigeais sur le plateau en lui touchant l’épaule, ou la main, mais toujours sans le regarder. Et de créations en créations, de cafés en cafés, de blagues en blagues, nos regards se sont croisés et se sont attardés dans les yeux l’un de l’autre. Et je crois que l’élément déclencheur a été « la confiance ». Jean-Claude m’a accordé sa confiance. Et réciproquement. Alors peut-être peut-on dire que l’amitié est une histoire de temps et de confiance. Et Conversation entre Jean ordinaires raconte cette relation si particulière que j’ai avec Jean-Claude, une ode à l’amitié.

Vous le mentionnez dans le titre. Pourquoi êtes-vous si ordinaires ?

C’est là aussi l’un des sujets qui traverse la pièce. Le jeu de mot inclus dans le titre sous-entend que peut-être nous ne le sommes pas. D’abord parce que nous ne sommes pas des « gens ordinaires » mais des « Jean ordinaires ». Nous nous appelons Jean-Claude et Jean-François. Ensuite si je regarde la première définition de l’adjectif « ordinaire » dans Le Petit Robert, il est écrit : qui est conforme à l’ordre établi, normal. Mais qui décide ce qui est normal ou pas ? Y-a-t-il une formule qui définit la normalité ? Ça sert à qui, à quoi, de se savoir normal ou pas ? Est-ce qu’on est plus heureux si on se sent un peu plus normal que sa voisine ? Est-ce que notre vie ne sert à rien si on est un peu moins normal que son cousin ? La société trimballe son lot de paradoxe avec des injonctions et des valeurs contradictoires, on nous veut unique ET normal, une exception ET comme tout le monde, tout en même temps. Et tout est une question de point de vue, ce qui est normal pour Jean-Claude, peut ne pas l’être pour moi. 

Dans une conversation, on parle le plus souvent de tout et de rien. Quels thèmes avez-vous souhaité aborder ?

Beaucoup de sujets émergent dans la pièce par le partage de récits intimes autour de thématiques universelles telles que la nécessité ou non du sentiment amoureux, l’importance de l’amitié, notre angoisse ou non de la mort, la nécessité de l’art, de la poésie, pour alléger le quotidien, pour élever les consciences et surtout la force de l’humour dans les rapports humains. Bien entendu tous ces sujets sont traversés par la notion de « normalité ». La question du handicap mental est bien sûr abordée mais toujours par la diagonale, jamais de façon frontale.   

Comment avez-vous travaillé avec Laetitia Ajanohun ?

Conversation entre Jean ordinaires fait partie des « portraits »  de la Comédie de Caen à laquelle j’ai été associé pendant six ans. Laëtitia Ajanohun a donc réalisé des entretiens séparément de Jean-Claude et moi afin de récolter des moments de nos vies respectives pour écrire un portrait croisé. Mais j’ai proposé dans un deuxième temps à Laetitia de refaire des entretiens ensemble, afin qu’elle perçoive le rapport qui nous unit avec Jean-Claude. Et effectivement ça n’avait plus rien à voir. Je conversais avec Jean-Claude, lui posais des questions, et réciproquement. Les réponses qu’il donnait étaient forcément très différentes que celles qu’il avait données à Laëtitia. La confiance que j’ai évoquée précédemment, lui donnait une liberté dans ses réponses, quelquefois décalées, qui amenaient un humour surprenant. Nous avons beaucoup ri. À partir de ces entretiens, nous avons cherché une porte d’entrée pour plonger dans un dispositif fictif et décoller du réel. Nous avons alors eu l’idée d’une situation absurde, être dans le pire cauchemar de Jean-Claude qui est celui de tout acteur : rentrer en scène tout nu, ne pas savoir mon texte, ne pas savoir dans quelle pièce je joue. Nous sommes donc dans la tête de Jean-Claude et je suis l’invité de son pire cauchemar. Nous ne savons pas quoi dire, et nous ne savons pas ce que nous devons jouer. 

Quelle est la place du jeu dans ce spectacle ?

Comme nous sommes dans une fiction, et plus précisément dans un cauchemar absurde, tout est donc possible. Tout peut arriver. Tout peut être tenté. Le jeu a donc une grande place dans le spectacle. Et le portrait de Jean-Claude parle beaucoup de son amour pour le théâtre, pour les rôles et plus précisément les rôles de roi. Jean-Claude adore jouer les rois. Mais il adore aussi Johnny Hallyday, un autre « Jean », Jean-Philippe Smeth, dont il aura grand plaisir à nous faire partager une chanson sur scène… Nous convoquons également Jean-Baptiste Poquelin, Jean Eustache, Jean Genet et encore bien d’autres « Jean ordinaires ». 

Accordez-vous une place à l’improvisation ?

Non. Le travail que je mène avec Jean-Claude et la troupe de Catalyse depuis plus de vingt ans consiste justement à conscientiser le geste artistique qu’ils et elles produisent sur le plateau et la capacité à reproduire ce geste à chaque représentation. Et cette conscience du geste artistique les entraîne vers une autonomie qui les amène à une certaine forme de liberté dans le moment présent de la représentation. Et paradoxalement plus le cadre du geste artistique est précis et plus ils et elles trouvent de la liberté. 

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