Dom Juan ou le festin de pierre fait partie des pièces classiques du répertoire théâtral. Dans ce texte, entre comédie et tragédie, Molière (1622-1673) dépeint un personnage, à la fois séducteur, méprisant et provocateur qui se laisse guider uniquement par ses désirs. Dans un imposant décor de sculptures tombées de leur socle, David Bobée, metteur en scène et directeur du Théâtre du Nord, dégomme cette figure qui incarne le patriarcat, le sexisme, la masculinité, la domination toxique. Il a confié ce rôle à son comédien fétiche, Radouan Leflahi, un artiste d’une justesse éblouissante et à l’engagement corporel saisissant. Ce Dom Juan ou le festin de pierre est à voir mercredi 5 et jeudi 6 février au Volcan au Havre. Entretien avec Radouan Leflahi.
Avant Dom Juan, vous avez joué Peer Gynt. Ils sont tous les deux des menteurs et des manipulateurs. Avez-vous fait un lien entre ces deux personnages ?
J’ai eu la chance en effet de jouer ces deux rôles. Oui, j’ai fait le lien parce que l’on s’inspire beaucoup de ce que l’on apporte aux personnages, de nos énergies. Je ne suis pas un manipulateur ou un séducteur. Ces deux rôles demandent une certaine énergie. Au début, David et moi avons fait des connexions mais sans entrer dans les détails. Quand j’ai commencé à travailler Dom Juan, je me suis dit : si je ne le défends pas, le spectateur ne pourra pas avoir un regard critique. Au premier abord, il peut apparaître comme sympathique. Donc, on peut le sauver. Mais, scène après scène, il s’enfonce toujours un peu plus dans le racisme, le misogynisme, le sexisme, la grossophobie…
C’est un personnage très complexe.
Oui, il est très complexe et cela demande de passer par plein d’états. Dom Juan le dit : je vais expliquer pourquoi je suis obligé de faire ce que je fais. Alors ce n’est pas de son plein gré. C’est la mission de Sganarelle de le sauver. Il lui répète souvent : là, vous devez arrêter. Tout comme Elvire et sa mère qui revient pour lui dire qu’elle est ravie de voir qu’il a compris. Or, c’est profondément une ordure qui passe son temps à écraser les gens qui tentent de le sauver. Dans mon travail, je me suis demandé comment, à mon endroit, en tant qu’acteur et qu’être humain, je pouvais avoir un regard sur ce personnage sans être empreint de mon jugement. Il faut beaucoup réfléchir avant pour ne plus le faire sur les moments de représentation.
On connaît cette pièce de Molière mais connaît-on vraiment Dom Juan ?
J’ai la chance de le connaître de loin. Je n’avais pas étudié cette pièce avant de la jouer. Je n’avais pas un regard précis. Je n’étais pas empreint de toutes ces cultures françaises décrivant un Dom Juan comme un homme charmant, beau parleur. Je me suis davantage inspiré d’autres figures comme Cyrano ou Néron. J’ai fait un mélange. Cyrano est un beau parleur et il y a de la violence chez Néron. Ce fut une chouette aventure. Ce fut très intéressant de plonger dans une figure historique du théâtre français sans préjugé. Par ailleurs, avec David, nous étions bien d’accord sur un point. Quand la pièce commence, Dom Juan est sombre et dans la chute.
Est-ce le chemin pour trouver l’approche de la pièce la plus juste ?
Je ne sais pas si elle est la plus juste. C’est une approche qui rend hommage aux victimes et non aux bourreaux, aux plus oppressés et non aux oppresseurs. Il y a là une lumière sur celles et ceux qui en ont besoin en 2024 et 2025. Nous pouvons faire le lien avec le procès Pélicot. Nous voyons que l’on n’y est pas encore. Nous y serons lorsque l’on entendra : je n’ai plus peur de dénoncer. Pour moi, il n’y a rien plus beau lorsque j’entends à la fin des représentations : je n’ai jamais vu un Dom Juan pareil. Des jeunes portent un regard critique sur ce personnage. Il y a ainsi des chemins qui se font.
Comme Peer Gynt, est-ce que Dom Juan demande un plus grand engagement corporel ?
C’est ma manière de travailler. Il ne peut y avoir de mots sans le corps. Sinon, ils sont juste un son qui n’existe pas. Que reste-t-il lorsque le corps n’est pas engagé ? L’histoire de Dom Juan est aussi violente physiquement. C’est un rapport entre dominant et dominés. Nous ne sommes pas seulement dans la parole. Il faut y aller à fond. J’ai travaillé sur l’épuisement du corps. Dom Juan est un rôle tellement grand qu’il n’y a pas d’autres choix que d’y aller à fond.
Comment avez-vous imaginé les relations entre Dom Juan et Sganarelle, joué par Shade Hardy Garvey ?
Sganarelle parle plus que Dom Juan dans la pièce. C’est presque le rôle principal. Sganarelle ramène toujours les choses à l’endroit de l’humanité. C’est lui qui a la pensée la plus cohérente, la plus juste. Il raconte la réalité de Dom Juan, la réalité de la société. Sganarelle est le contraire de Dom Juan. Tous les deux racontent quelque chose de tellement différent. Sganarelle fait son maximum pour sauver Dom Juan et participe à rendre un honneur aux personnages. Il n’est pas complice de son maître mais il est obligé de le suivre. Alors, il doit composer avec tout ça. Hardy a une présence sublime.
Dans cette pièce, vous retrouvez Catherine Dewitt qui est à nouveau votre mère, comme dans Peer Gynt.
Cela fait des échos à Peer Gynt. Je retrouve Catherine en tant que maman et qu’actrice effectuant un travail incroyable. Ce sont des échos qui marquent. Il y a une évolution dans notre relation artistique. C’est très beau. L’histoire entre une mère et un fils est différente de celle entre un père et un fils. Le regard d’une mère n’est pas le même et cela raconte quelque chose.
Vous jouez à nouveau dans une mise en scène de David Bobée.
Nous nous connaissons depuis septembre 2009, le jour de mon audition au conservatoire de Rouen. C’est comme si on se connaissait depuis toujours. Il m’a vu grandir et je l’ai vu s’affirmer dans son théâtre. Il y a un vrai rapport de confiance dans le travail. Ce qui permet d’arriver plus facilement à ce que l’on souhaite. Cette rapidité permet également de tenter plein de choses. En un mot, je peux savoir ce qu’il attend.
Cela faut plus de deux ans que vous êtes avec Dom Juan. Est-ce que sa présence n’est pas trop pensante ?
Oui, elle est un peu pesante. Nous jouons les dernières représentations. C’est fatigant et intense. Ce rôle demande une violence très dure. Ce n’est pas simple d’être violent sur scène mais il n’y a pas d’autres manières de raconter cette histoire. Sinon, on passe à côté. Dom Juan demande d’aller chercher de la colère. Aujourd’hui, il est facile de rester en colère.
Infos pratiques
- Mercredi 5 février à 19 heures, jeudi 6 février à 20 heures au Volcan au Havre
- Durée : 2h40
- Spectacle à partir de 14 ans
- Tarifs : de 35 à 5 €
- Réservation au 02 35 19 10 20 ou sur www.levolcan.com
- Des places sont à gagner