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Enki Bilal au Goût des autres : « nous avons perdu le contact réel, charnel »

Le festival Le Goût des autres lui donne une carte blanche. Enki Bilal sera présent vendredi 19 janvier au Havre pour un échange avec l’écrivain Christophe Ono-Dit-Biot et une performance dessinée et musicale avec le chanteur Christophe. On est loin de l’univers de sa nouvelle trilogie, Bug, dont la première partie a été publiée en novembre 2017. Le dessinateur, scénariste et réalisateur signe un thriller d’anticipation. Et s’il y avait véritablement un bug… Enki Bilal raconte le chaos après une panne informatique survenue le jeudi 13 décembre 2041. Il s’attarde surtout sur les angoisses d’habitants hyperconnectés. C’est un récit qui tient en haleine et qui ne manque pas d’humour. Enki Bilal excelle à nouveau avec un dessin puissant et magnifique. Entretien.

Avec une telle performance pendant le festival Le Goût des autres, vous sortez de votre solitude.

En général, je ne me montre pas. Après une longue période de solitude que nécessite la conception d’un album, j’aime bien sortir. J’apprécie beaucoup cette complémentarité. C’est Christophe Ono-Dit-Biot qui m’a proposé cette carte blanche avec un musicien. J’ai pensé à Christophe pour cette performance dans ce lieu atypique, hors-norme. Il a accepté d’improviser sur les dessins et d’interpréter certaines de ses chansons. Il sera au piano et moi, à une console tactile. Je dessinerai aussi en fonction de sa musique. Il n’y aura pas de répétition. Je suis très ému à l’idée d’être sur scène avec Christophe. J’ai une énorme admiration pour ce musicien hors pair et cet arrangeur incroyable. Il a gardé une jeunesse et une modernité.

Avant ce concert, vous avez écrit un récit d’anticipation. Pourquoi avez-vous préféré un traitement réaliste ?

C’est une façon de dire : le bug, c’est pour demain. Nous sommes déjà dans un monde transhumaniste. Tout cela prend forme. La conquête de Mars est programmée. Musk la prévoit dans moins de dix ans. Le numérique est une révolution incroyable qui nous permet d’aller dans l’infiniment petit et aussi dans l’infiniment grand. Mais il nous a conduits à une addiction. Nous sommes tous très addicts sans le vouloir. C’est donc naturel de s’interroger sur un éventuel bug. J’ai aussi pensé à la traduction du mot bug, insecte en anglais. J’ai vu une piste s’ouvrir et une forme de liberté à traiter cette thématique. A partir de là, je pouvais m’affranchir d’une explication irrationnelle d’ordre extraterrestre. Donc c’est réaliste et ça ne l’est pas complètement.

Vous racontez le chaos sans le montrer.

A priori un tel bug ne peut pas arriver. Il y a suffisamment de garde-fous. Cependant, s’il advenait, l’humanité basculerait en 24 heures dans la folie, dans la violence. J’évoque les conséquences les plus immédiates. Je commence par le bug d’un smartphone. Ce qui nous arrive tout le temps. Dans l’histoire, cela arrive à une jeune fille qui ne peut plus suivre le retour de son père. Celui-ci ne rentre pas de son bureau mais d’une mission sur Mars et il est le seul survivant.

Vous jouez avec un paradoxe. Le numérique nous permet d’avancer mais le bug contraint tous les habitants à faire un bond en arrière.

C’est en effet tout le paradoxe. Nous avons confié à quelque chose de virtuel notre propre mémoire. Aujourd’hui, comboen de numéros de téléphone connaissons-nous ? Moi, j’en connais seulement deux, le mien et celui de mon épouse. Et nous vivons dans ce confort numérique. Souvent, je stocke des documents qui m’intéressent en me disant qu’ils me serviront plus tard. J’accumule alors que je ne fais même pas l’effort de lire le texte. Et je les oublie. Parfois je retrouve des fichiers et je me rends compte que je n’ai même pas pensé à les utiliser à un moment où j’en aurais eu besoin.

Dans le livre, vous faites dire à un des personnages : est-ce que l’on va encore savoir se servir du cerveau ?

Je m’amuse de cette thématique. C’est très jubilatoire. Un milliardaire se retrouve aussi pris au piège de ses caprices. Il reste en l’air tout seul. Comme un idiot. En fait, j’explore un futur plausible avec des systèmes numériques qui peuvent devenir des « ennemis ». Est-ce qu’un robot peut devenir plus intelligent que son concepteur ?

Dans Bug, vous évoquez la mémoire et notamment tout le danger de la perte de mémoire et des repères.

Le livre parle aussi de la transmission. C’est un véritable danger. Le numérique est une révolution incroyable. Ce sont des jeunes générations que viendront les solutions à ce problème de miroir. Elles vont parvenir à combler ces lacunes.

Dans votre livre, un seul homme, Kameron Obb, qui revient de Mars, possède dans son cerveau toutes les données perdues par le bug. Il a la connaissance.

Comme il est le seul au monde, il devient une proie. Il ne faut pas le perdre. C’est la thématique que je développe dans le deuxième partie.

Pour vous qu’est-ce qui a le plus changé avec le numérique ?

Nos rapports ont beaucoup changé. Les réseaux sociaux ont pris une importante incroyable. On nous fait croire que nous pouvons communiquer avec tout le monde, que nous avons accès à plein de choses très vite. Or, nous avons perdu le contact réel, charnel. C’est un peu à charge mais je le vois quand je voyage. Dans les ascenseurs, quand on entrait, on se disait bonjour. Il y avait une espèce de civilité naturelle et normale. Aujourd’hui, tout le monde est sur son smartphone, enfermé dans leur cellule et connecté mais ne peut plus voir les personnes autour.

On parle beaucoup de fake news en ce moment. Un sondage sur les théories du complot est même paru et rappelle que des personnes pensent encore que la Terre est plate. Qu’en pensez-vous ?

On tombe des nues quand on lit que des personnes pensent encore cela. Le monde progresse. On fait des pas de géants. Il y a des avancées scientifiques et technologiques. Et à côté de cela, il y a une régression culturelle, un obscurantisme. Nous vivons dans un monde fascinant et sidérant.

Enki Bilal au festival Le Goût des autres

  • Dialogue entre Enki Bilal et Christophe Ono-Dit-Biot vendredi 19 janvier entre 19 heures et 20 heures au Magic Mirrors au Havre
  • La Grande Nuit avec une performance d’Enki Bilal, accompagné au piano par Christophe vendredi 19 janvier à 23 heures à la piscine Les Bains des Docks au Havre
  • Gratuit. Programme complet sur https://legoutdesautres.lehavre.fr