« Nous n’avons pas le droit d’être raisonnables »

photo : Vincent Muteau

Depuis le 1er octobre 2021, Camille Trouvé et Brice Berthoud dirigent le centre dramatique national de Normandie-Rouen. Les fondateurs des Anges au plafond, une compagnie au carrefour du théâtre d’objets, de la marionnette, des arts du cirque, succèdent ainsi à David Bobée, nommé en février 2021 à la tête du Théâtre du Nord. Vivant ! : tel le titre de leur projet pour cette structure culturelle qui se déploie au théâtre de La Foudre à Petit-Quevilly, au théâtre des Deux-Rives à Rouen et à l’espace Marc-Sangnier à Mont-Saint-Aignan. Entretien avec les deux artistes.

Vous venez de deux univers différents, mais pas trop éloignés. Comment avez-vous réussi à écrire un langage commun ?

Brice Berthoud : nous avons tous les deux un rapport particulier à l’objet. Camille, encore plus avec des objets anthropomorphes. Moi, je viens de l’univers du cirque – je suis jongleur. Je racontais des histoires avec des balles, au nombre de 5, 7 ou 9. Des objets qui pouvaient apparaître identiques mais se révélaient différents. J’avais envie de partager avec le public à travers l’objet et le geste de manipulation.

Camille Trouvé : je viens des arts plastiques et j’ai eu envie de donner vie à la matière brute avec d’autres codes, comme ceux du théâtre. 

Brice Berthoud : nous déléguons à l’objet une partie de la narration et nous sommes au service de cet objet.

Vous vous êtes emparés de grands récits.

Camille Trouvé : nous avons créé un théâtre avec un souffle épique. Le récit individuel, la singularité d’un personnage se confrontent à la grande histoire, la politique, au mouvement de la société pour raconter ce conflit entre nos sensibilités et le monde. Nous avons commencé par les mythes fondateurs, Œdipe et Antigone. Chaque spectacle est une tentative de répondre à un questionnement qui nous habite. Nous y apportons une réponse plastique et dramaturgie.

Cette dimension politique reste-t-elle importante pour vous ?

Brice Berthoud : oui quand le mot politique évoque la gestion de la cité, notre place. C’est pour cette raison que ces mythes sont essentiels parce qu’ils interrogent notre place à l’instant dans le monde. Nous nous emparons de ces questions politiques pour les transformer en problématiques contemporaines.

Pourquoi avez-vous choisi le papier comme matériau de votre théâtre ?

Brice Berthoud : le papier a la force de sa fragilité. C’est un matériau noble. N’importe qui peut raconter une histoire avec du papier. On peut aussi faire une transposition de l’humain. Le papier, on le froisse, le déchire, le déploie, le déplie… Il nous paraît à la fois riche et complexe.

Camille Trouvé : Nous avons utilisé le papier dans différentes techniques, pour ses propriétés techniques, plastiques. Quand nous avons travaillé sur Romain Gary, il a été un support d’impression de l’écrit pour montrer le geste. Avec l’art du pop-up, nous avons fait surgir des formes en 2D ou en 3D, des surprises. C’est notre compagnon de voyage.

« Nous avons eu une gourmandise »

Qu’est-ce qui vous a motivé à présenter un projet à la direction du CDN de Normandie Rouen ?

Brice Berthoud : nous avons créé cette compagnie il y a plus de vingt ans. Nous avons été artistes associés sur des temps définis dans des structures pour se poser la question de l’œuvre. Là, nous pouvons quitter le nomadisme, travailler à long terme avec des publics, un public. Et un public, c’est celui qui ne sait pas encore qu’il est public et qui a le droit à l’œuvre d’art, à la surprise, à l’émotion. Si le public a des droits culturels, nous avons des devoirs d’aller auprès des habitants avec diverses propositions.

Ce CDN est particulier puisqu’il est le seul à être transdisciplinaire. Est-ce aussi une des raisons de votre candidature ?

Camille Trouvé : c’est l’essence de notre travail. Nous avons eu une gourmandise. C’est notre première candidature. C’est parce que ce CDN a une identité transdisciplinaire que nous nous y reconnaissons. Nous avons présenté un projet humaniste, à la croisée des arts. Des nouvelles écritures. Les créations qui nous touchent sont celles qui ne nous permettent plus de nommer ce que l’on voit. Nous aimons cette porosité. C’est un terrain de jeu formidable.

Brice Berthoud : nous avons eu envie d’associer des artistes qui ont d’autres types de langage. Avec Alexander Zeldin, un dramaturge britannique qui écrit en langue anglaise et en langue française. Nous allons l’accompagner sur la création d’une troupe. La première représentation aura lieu à Rouen. C’est une super chance. Estelle Savasta travaille avec des acteurs sourds et réfléchit en langue des signes. C’est un nouveau langage.

Pourquoi avez-vous intitulé ce projet Vivant ! ?

Camille Trouvé : après cette crise sanitaire et existentielle, il y a un attachement au vivant. Ce qui nous manqué, c’est le lien à l’autre. Le théâtre est l’art du vivant, une performance d’artiste vivant, une expérience du présent et du fait d’être ensemble. C’est irremplaçable de vibrer, de découvrir une œuvre ensemble.

Brice Berthoud : Les œuvres que nous voulons partager sont le reflet du monde, d’une révolution, d’une mutation, d’un questionnement, d’un bouillonnement. Nous ne pouvons nous dissocier de ce que nous vivons au quotidien.

Camille Trouvé : autre chose importante : porter une attention particulière à la jeunesse. Nous sommes sans cesse réinterrogés par les générations qui arrivent et ont une autre vision du monde. Quand nous parlons de la jeunesse, c’est la jeunesse à tout âge, celle qui sort des écoles et celle qui a un passé. Nous serons à cet endroit de vigilance sur les nouvelles formes.

Une des missions d’un CDN est d’être dans la production et la coproduction.

Brice Berthoud : notre rôle est de prendre des risques. Nous n’avons pas le droit d’être raisonnables. Nous devons nous mettre en déséquilibre pour avancer. Oui, nous allons produire, coproduire, accompagner, présenter des premières représentations d’artistes qui se posent des questions et réinventent le monde. Nous ne sommes pas dans l’idée de nous ressembler mais de s’assembler, d’être dans la diversité des œuvres. Même si certaines seront clivantes.

Camille Trouvé : le CDN est un lieu de création, de production, de coproduction et aussi de production déléguée. Il y aura nos productions en tant qu’artistes, celles des autres. Nous voulons aussi mettre en partage les moyens et les outils. Nous allons proposer à des jeunes (…) la prise en charge des questions administratives ou de communication afin qu’ils se concentrent sur l’artistique.

« Nous souhaitons donner le goût du voyage »

Quelle attention aurez-vous aux compagnies régionales ?

Camille Trouvé : nous voulons travailler avec les compagnies régionales, les lieux culturels, les quartiers, les prisons… L’aspect partenariat est important. Nous sommes un service public et souhaitons additionner les forces de cette région qui sont nombreuses.

Le CDN a un lien fort avec le conservatoire de Rouen. Quelle relation envisagez-vous ?

Camille Trouvé : dans le projet, il y a un axe fort sur la jeunesse et l’insertion professionnelle. Nous voulons aider les jeunes de ce territoire à trouver leur place. Le CDN doit être un élément structurant de la vie culturelle en ayant un lien avec des grandes écoles, en intégrant les élèves à des répétitions, des montages techniques, en jouant de petites formes. Nous découvrons la vivacité du réseau normand, la richesse et le nombre d’acteurs culturels qui sont aussi engagés dans le champs social et du handicap. Nous voulons prendre le temps de la rencontre.

Comment allez-vous appréhender les trois lieux, le théâtre de La Foudre à Petit-Quevilly, le théâtre des Deux-Rives à Rouen et l’espace Marc-Sangnier à Mont-Saint-Aignan ?

Brice Berthoud : nous avons envie que le public circule et allons inventer des temps forts particuliers avec des œuvres présentées sur les trois lieux. Nous inviterons des compagnies à jouer trois pièces différentes de son répertoire, travaillerons sur une thématique. Chaque saison, il y aura un feuilleton, une histoire en trois parties. Pour la suivre, il faudra voyager. Nous souhaitons donner le goût du voyage.

Vous avez déjà prévu plusieurs temps forts, comme la Fashion week marionnettes.

Camille Trouvé : ce sera un temps fort autour de la marionnette lors d’un Noël solidaire pour celles et ceux qui n’aiment pas cette fête pour différentes raisons.

Que sera ce WHAT Festival ?

Brice Berthoud : il sera consacré aux nouvelles formes dramaturgiques qui seront des surprises. Quand on sera face à l’une d’elles, on se demandera ce qu’il se passe. On se dira : what ?

Vous avez aussi prévu la création d’un atelier.

Camille Trouvé : c’est une envie de moyen terme. C’est un petit atelier de construction, de mécanique de scène, d’accessoires, de costumes qui est la première peau des marionnettes.

Brice Berthoud : c’est un grand rêve. Nous voulons le réfléchir avec des partenaires pour faire de ce manque une vertu.

Quels spectacles de votre répertoire avez-vous choisi cette saison ?

Camille Trouvé : cela reste un mystère. La direction précédente a eu l’élégance de laisser des créneaux pour nous présenter artistiquement.

Brice Berthoud : nous ne savons pas encore si nous voulons présenter les spectacles les plus récents, les plus emblématiques, les plus identitaires. Ce sera en février. Il faut attendre encore.

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