Jean D’Amérique : « Je veux capter les battements de cœur de ces lieux brisés par la violence »

photo : Benoît Dochy

C’est un des rendez-vous du festival des langues françaises du CDN de Normandie-Rouen. Chaque édition accueille le lauréat du prix RFI-Théâtre et propose à un ou une artiste de mettre en scène la pièce primée. Détenteur de multiples distinctions à seulement 26 ans, Jean D’Amérique a reçu cette récompense en 2021 avec Opéra poussière, un texte sur une figure féminine de la lutte anticoloniale en Haïti, Sanité Bélair (1781-1805), qui a été confié à Frédéric Fisbach. La pièce de théâtre sera créée vendredi 29 et samedi 30 avril au théâtre de La Foudre à Petit-Quevilly. Jean D’Amérique lira également Cathédrale de cochons et interviendra dans des bibliothèques. Entretien avec un auteur haïtien à l’écriture incisive.

Vous avez concouru plusieurs fois. Que représente ce prix RFI-Théâtre ?

Ce prix est une occasion de me faire lire par d’autres personnes et être repéré par des professionnels. J’ai toujours envoyé mes textes dans des comités de lecture. Avoir déjà été sélectionné pour ce prix a été pour moi un message me disant que je pouvais continuer à écrire. Devenir lauréat fut une belle surprise. Ce prix est intéressant parce qu’il a un bel écho et met en avant le travail d’un auteur. Il y a déjà eu une lecture à Limoges. Il y en aura pendant le festival des langues françaises et une pendant le festival d’Avignon. Cela encourage pour la suite.

Dans Opéra poussière, vous revenez sur la vie de Sanité Bélair. Pourquoi ce choix ?

C’est un personnage important dans l’histoire d’Haïti. C’est même une histoire partagée entre Haïti et la France. Sanité Bélair est engagée dans le combat anticolonialiste. Or, nous n’avons pas l’occasion d’étudier son histoire à l’école. Je me suis intéressé à sa vie sous l’impulsion de Bayyinah Bello, historienne et anthropologue qui travaille sur une approche critique de l’histoire. J’ai commencé à effectuer des recherches sur cette femme et j’ai trouvé son parcours exceptionnel. Sanité Bélair s’est engagée très tôt. Elle a mené des actes politiques forts et a fini par être capturée. À cette époque-là, on fusillait les hommes et on décapitait les femmes. Elle a refusé la décapitation et réussi à se faire fusiller. Elle a voulu être traitée comme les hommes. Dans cette pièce, j’ai fait de Sanité Bélair, une héroïne. En Haïti, on connaît son nom mais pas forcément son histoire. Dans la représentation des héros de la patrie, comme on dit, elle est le plus souvent oubliée. Elle figure juste sur un billet de la monnaie nationale, sur le plus petit. Mais on a dû enlever une autre figure féminine.

Dans cette pièce, vous lui faites dire qu’elle vient « hanter la vie ».

Je ne voulais pas écrire une biographie mais mêler cette matière historique à la fiction, à la poésie. Sanité Bélair revient d’outre-tombe et pose la question de l’oubli. Elle est là comme un fantôme qui nous hante et réclame sa place dans l’histoire. Et elle ne va pas nous lâcher tant qu’elle ne l’obtiendra pas. J’ai ainsi brisé la frontière du temps et celle entre la vie et l’au-delà.

Vous écrivez : « Mourir est beau ». Que voulez-vous dire ?

C’est un des vers de l’hymne national haïtien. Dans la pièce, Sanité Bélair vient remettre cette phrase en question. Mourir est peut-être beau mais qu’as-tu fait de ma mort ? Qu’as-tu fait de ma vie ? Elle s’interroge sur la valeur de cette mort.

Dans Cathédrale des cochons, vous évoquez également l’oubli, celui des poètes. Pourquoi y revenez-vous ?

C’est nécessaire dans la société contemporaine. Une fracture s’est créée. Nous avons du mal à connaître notre histoire, à la reconnaître, à la faire vivre. Or l’histoire est vivante, active. Dans Cathédrale des cochons, je voulais tout d’abord parler de la situation en Haïti, de la violence. En écho, j’ai pris la figure des poètes et des écrivains qui m’ont marqué et aidé à me construire politiquement. Je les place face à nous, à ce que nous vivons aujourd’hui. En écrivant, je veux capter les battements de cœur de ces lieux brisés par la violence.

« Chaque vie dans la société est un enjeu politique »

Écrire est donc un acte politique pour vous.

Je ne peux pas concevoir l’écriture autrement. Avant d’écrire, je suis une personne. Je veux exister dans une société. L’individu que je suis voit, entend, subit. En tant que citoyen, j’ai envie d’agir pour aider à la transformation de la société. Tout ce que j’écris est empreint de ce que je suis. Chaque vie dans la société est un enjeu politique. Donc je ne peux pas écrire sans enjeu. Mon œuvre sera toujours politique. C’est mon moyen d’agir. La littérature est un des lieux hyper intéressants pour agir.

Est-ce qu’écrire est une urgence ?

Tout à fait. Je n’écris pas pour être écrivain. C’est une urgence. Ce corps qui habite la société, qui reçoit toutes les blessures sociales, saigne par l’écriture. Je ressens un besoin viscéral de faire entendre ces mots. C’est pour cette raison que mon écriture est ancrée dans le réel. J’ai l’impression à chaque texte qu’il sera l’ultime.

Est-ce que votre écriture est alors instinctive ?

Il y a un premier côté qui peut être de l’ordre du jaillissement. J’ai une idée. Quelque chose m’interpelle. Alors je commence à écrire. Après ce jaillissement, comme je suis dans une matière artistique, je dois travailler cette manière de dire les choses. Cela devient un travail de trouver cette forme et prend du temps. Le premier jet n’est jamais le bon. Pour chaque texte, je dois trouver une langue neuve. Je recherche une poésie de la langue. C’est presque un travail artisanal qui doit emmener vers des zones inconnues, inhabituelles afin de découvrir une saveur nouvelle.

Est-ce l’écriture qui permet de contenir votre colère ?

L’écriture est un moyen de rendre cette colère lucide, efficace. J’écris parce que j’ai trop de raisons de m’indigner. Quand on grandit à Haïti, il y en a beaucoup. La littérature n’est pas le seul moyen d’exprimer la colère. Être écrivain ne me dédouane de mon rôle dans la société. S’il y a un mouvement pour une cause juste, comme les médecins, les ouvriers, les enseignants, je descends dans la rue. Ce n’est jamais une colère fabriquée mais légitime. Elle devient un devoir quand on a traversé et vécu dans des lieux marqués par la violence et des injustices sociales. C’est en s’engageant que l’on peut sortir de ces situations.

Pourquoi avez-vous choisi trois villes, Port-au-Prince, Paris et Bruxelles, pour vous installer ?

Je suis plutôt basé en France. À Port-au-Prince, c’est compliqué. Je n’arrive plus à dire que j’habite là-bas. Cela fait trois ans que je n’y suis pas allé. Pourtant, j’y ai des projets qui me tiennent à cœur. C’est difficile à cause de la situation du pays. Tout le monde est en danger. Pas seulement les artistes, les écrivains… Non, tout le monde ! Il n’y a pas une censure directe. Mes écrits, mes prises de parole et de position politique tranchée qui ont un écho font qu’il y a matière à être inquiété. Je reçois des messages bizarres. L’année dernière, une jeune militante de l’opposition, assez présente dans la presse, a été assassinée. Et il n’y a pas eu de justice pour elle.

Le programme

Vendredi 29 avril

  • À 19 heures : Cathédrale de cochons, lecture par Jean D’Amérique au théâtre de La Foudre à Petit-Quevilly. Durée : 1 heure
  • À 20h30 : Opéra Poussière, mise en scène de Frédéric Fisbach au théâtre de La Foudre à Petit-Quevilly. Durée : 1h20

Samedi 30 avril

  • À 11 heures : rencontre à la médiathèque François-Truffaut à Petit-Quevilly
  • À 15 heures : rencontre à la bibliothèques Capucins à Rouen
  • À 20h30 : Opéra Poussière, mise en scène de Frédéric Fisbach au théâtre de La Foudre à Petit-Quevilly. Durée : 1h20

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