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Éliane Viennot : “Les mots nous font comprendre ce qui est, et ce qui a été effacé”

Pendant quatre jours, du 17 au 20 septembre, les Journées du Matrimoine vont valoriser l’héritage artistique des femmes qui ont écrit l’histoire culturelle. Un événement qui connaît un succès grandissant d’édition en édition grâce à HF Normandie. LJosé Sagit, membre de l’association a présenté jeudi 10 septembre à l’hôtel de ville de Rouen un riche programme de 74  propositions dans 58 lieux de la région. Un record ! 74 événements différents, expositions, spectacles, concerts, lectures, conférences, pour découvrir des talents et rappeler que les femmes artistes méritent tout autant la reconnaissance. Lors de ces annonces, Nicolas Mayer-Rossignol, maire de Rouen et président de la Métropole, a soumis l’idée de remplacer la statue de Napoléon, aujourd’hui en restauration, par une figure féminine. Une concertation sera lancée. En matière d’égalité entre les femmes et les hommes, un bout de chemin a été parcouru mais il reste encore très long. Éliane Viennot, historienne, professeuse émérite de littérature de la Renaissance, revient sur cette histoire de combats.

Il y a cinquante ans se soulevait le Mouvement de Libération des femmes. Est-ce la période la plus importante de l’histoire de l’égalité entre les femmes et les hommes ?

C’est une étape de plus, qui est certes très importante mais ce n’est qu’une étape. Dans l’histoire, il y a eu de nombreuses victoires. Chacune ne signifie pas que la bataille soit terminée. À chaque fois, il a fallu poursuivre le job parce qu’il y a beaucoup de choses à réaliser. Nos pays occidentaux ont fini par admettre qu’il fallait une égalité des sexes. Mais ils ne se donnent toujours pas un agenda pour venir à bout de ces inégalités.

L’histoire pour l’égalité des droits s’est ainsi écrite par étapes.

Il y a des moments-clés, de luttes, de combats et de controverses qui marquent des progrès. Les femmes ont gagné le droit d’aller à l’université en 1861, mais elles n’ont commencé à être autant d’étudiantes que d’étudiants un siècle plus tard. Elles ont acquis la citoyenneté en 1944, mais elles n’ont été pendant un demi-siècle que 1 à 5 % au Parlement. À chaque étape, il y a eu un avant et un après, et bien souvent les oppositions se sont reconstituées. Sans le dire. Dans les partis, les candidatures ont été longtemps réservées aux hommes. Les femmes restent des petites mains si on ne fixe pas des mesures et si on ne sanctionne pas les gens qui s’y opposent.

Éliminer la concurrence

Comment expliquez-vous le fait que les inégalités soient aussi criantes dans la culture, un  monde de personnes éclairées ?

Ce sont précisément chez les personnes éclairées, éduquées, que l’on trouve le plus d’antiféministes. Ce sont les savants, en général, qui ne veulent pas de l’égalité de sexes. Ce sont eux qui ont fait les lois inégalitaires, qui ont écrit les livres d’histoire, eux qui y ont le plus d’intérêt. Car ils n’ont pour eux que leur intelligence. Et dans ce domaine-là, la concurrence des femmes est totale, et massive. C’est peut-être différent pour les muscles, et encore… Alors ils se sont organisés pour éliminer la concurrence. Aux XIIe et XIIIe siècles, lorsque les États ont commencé à se construire, à former une fonction publique, il a fallu former des experts, qui ont ainsi pu faire carrière dans la politique, la justice, les universités… Le savoir est devenu du pouvoir. Comment éliminer les concurrents ? Ils ont inventé les diplômes, pour éliminer de manière plus ou moins objective la concurrence de l’intérieur. Mais ils se sont aussi arrangés pour éliminer la concurrence de l’extérieur : en empêchant des gens de passer les diplômes.

Est-ce les mêmes personnes qui font disparaître certains mots, comme celui d’actrice ?

Ce sont les mêmes et pour les mêmes raisons. Les premiers mots qui ont été condamnés sont autrice, peintresse, médecine, philosophesse… Des mots qui désignent la pensée, la création, le jugement. Ces hommes-là estimaient que ces activités étaient leur domaine, leur pré carré. En revanche, les mots qui désignaient les dignités politiques, tels que reine ou comtesse, n’ont jamais été condamnés, parce que ces hommes mangeaient dans leurs mains, et qu’ils n’espéraient pas prendre leur place. Ils n’ont pas non plus pensé à condamner le mot avocate, qui n’existait qu’au sens figuré : les femmes n’avaient pas accès au concours. Les grammairiens masculinistes se sont attaqués aux mots correspondant à des activités qu’ils visaient personnellement, et qu’ils ne pouvaient empêcher les femmes d’exercer. C’est pour cette raison que les premiers mots interdits concernent la culture, la musique, l’écriture, la peinture, la poésie. Il y avait pourtant de grandes autrices et de grandes peintresses qui avaient la reconnaissance du public, mais ils refusaient qu’elles bénéficient de celle de leurs pairs. Ils se sont mis à se moquer d’elles et à proposer au public de se moquer d’elles. En disant qu’elles n’étaient pas de vraies femmes, qu’elles trahissaient la nature, qu’elles étaient « ridicules ».

Est-ce pour cette raison que certaines autrices prennent des noms d’homme, comme George Sand ?

Elles l’ont fait plus tardivement. C’est une stratégie parmi d’autres. Très majoritairement, depuis le XVe siècle, les femmes ont écrit sous leur nom. Soit elles étaient veuves, ou célibataires, ou alors elles avaient un mari complaisant comme Madame de La Fayette. Le XIXe siècle a changé les choses avec la législation sur les droits d’auteurs, qu’ils ont dû oublier d’interdire aux femmes ! Elles se sont mises à gagner leur vie. Ils ont donc déclenché la guerre aux « bas-bleus » qui a été d’une violence insoutenable contre ces femmes autrices.

“Le féminisme est aussi vieux que l’antiféminisme”

Est-ce que ce XIXe siècle a préparé la révolution féministe ?

Non, les protestations pour l’égalité des sexes en France datent du XIVe siècle. Le féminisme est une réponse à des attaques. Il y a des protestations et des actions proportionnées à l’état de la société et à la vigueur des attaques. Le féminisme est aussi vieux que l’antiféminisme.

Quand apparaît la notion de matrimoine ?

C’est un mot qui a une réalité juridique ancienne. Le patrimoine est l’héritage venu par la ligne du père et le matrimoine, par celle de la mère. Le mot matrimoine a dû décliner avec la généralisation de la dot qui équivalait à un renoncement à l’héritage. En tout cas ce mot n’est plus employé depuis si longtemps que l’on a l’impression qu’il n’a jamais existé. De nos jours, il représente l’héritage symbolique des femmes qui ont pensé, produit et bâti avant nous.

Le langage est-il le reflet des inégalités ?

Oui, c’est un vrai reflet des inégalités. Les mots permettent de nommer les choses. Si on ne les nomme pas, elles n’existent pas. C’est pour cela que ça fâche. Les mots nous font comprendre ce qui est, et ce qui a été effacé. Les employer, c’est réparer une injustice.

Nous traversons des crises depuis plusieurs années. Simone de Beauvoir avait demandé aux femmes d’être vigilantes puisque ces périodes favorisaient une régression des droits. Qu’en est-il ?

L’égalité ne cesse de progresser dans nos pays depuis que les femmes peuvent aller à l’université et voter. Elles sont de plus en plus nombreuses dans les lieux de décisions, dans les médias, dans les entreprises. Cela veut dire qu’elles cessent de raser les murs, qu’elles n’ont plus forcément peur de s’affirmer, ni d’aider d’autres femmes. Il y a toujours des moutons noirs, mais il y a surtout de plus en plus de femmes qui ne veulent plus s’effacer ; et aussi il y a des hommes qui sont convaincus. Aujourd’hui, on a fait la preuve que quand une femme dirige une entreprise, le monde ne s’arrête pas de tourner. Les arguments des misogynes ne tiennent donc plus vraiment. Du coup, il y a une exacerbation des personnes qui ne sont pas d’accord. Et pourtant il reste encore beaucoup de choses à l’agenda. On pouvait dire aux femmes il y a quelques années : soyez patientes ! Les jeunes femmes aujourd’hui ne veulent plus attendre et se taire. C’est pourquoi il y a de l’électricité dans l’air !

Les Journées du Matrimoine

  • Du 17 au 20 septembre dans les cinq départements de la Normandie
  • Programme complet sur www.hf-normandie.fr