Les ruines de l’abbaye de Jumièges ont inspiré onze artistes tunisiens. Lors de cette exposition, Le Temps creuse même le marbre, présentée jusqu’au 21 septembre, les 80 œuvres évoquent l’histoire, le passé et la mémoire.
Le temps creuse même le marbre… Ce proverbe tunisien pourrait se traduire par « l’eau qui s’écoule aussi finement soit-il parvient toujours à éroder la pierre ». L’inévitable cours du temps, avec les thèmes qui sont liés comme l’histoire et la mémoire, a animé les onze artistes tunisiens réunis dans cette exposition présentée jusqu’au 21 septembre à l’abbaye de Jumièges. Le sujet résonne de manière singulière au milieu des ruines de l’édifice.
Dans leurs créations, les artistes éclairent un passé plus ou moins lointain qui renvoie à des événements familiaux et politiques. L’Histoire vient toujours bouleverser la sphère intime. Même si parfois des faits sont, volontairement ou pas, oubliés et effacés. Les onze plasticiens convoquent alors les archives ou les créent pour proposer une réalité nouvelle et montrer que tout est mouvement. Ils invitent ainsi à questionner le statut et la matière de l’image. Ils la manipulent, la fusionnent à la broderie, au dessin, à la mosaïque, au textile…

Avec ses Love Letters, Héla Ammar raconte une histoire d’amour entre trois personnes et deux pays. « Mon grand-père, engagé dans la lutte pour l’indépendance, est tombé amoureux d’une jeune femme corse et s’est enfui avec elle. Comme il n’a pas pu choisir entre ma grand-mère et elle, il a vécu avec deux femmes. J’ai grandi avec deux grands-mères et deux cultures, française et tunisienne. Je me suis demandé comment je pouvais transmettre ce récit intime sans archives. La maison familiale a brûlé et il est difficile d’accéder aux archives nationales. Le vide fait partie de la narration ». Héla Ammar laisse une trace de cette histoire avec quelques lettres et des photographies recouvertes d’un calque pour suggérer l’oubli.

Des traces familiales, il en est aussi question dans le travail de Rafram Chaddad. Il représente sa grand-mère et la mère de Lotfi Ghariani, photographe et militant, sur des mosaïques pour dénoncer les violences racistes et donner une visibilité aux minorités. À travers une série de photographies, Asma Ben Aïssa revient sur son apprentissage du point de broderie Barmakli, utilisé dans le nord de la Tunisie pour orner le voile de la mariée et transmis par la mère à sa fille dans le patio de la maison familiale. Cette technique si fine rappelle les moucharabiehs. Amira Lamti se transforme en mariée pour parler de la jelwa, la cérémonie avant le mariage, préparée par la matcha, la personne qui accompagne la future épouse. Elle narre cette tradition à travers la photo et des performances.

Dans des vidéos, Ismaïl Bahri se frotte les mains avec du papier journal jusqu’à en effacer les écrits et les photos et s’interroge sur la manière de garder des traces. Meriem Bouderbala s’est inspirée de la légende des énervés de Jumièges pour se mettre en scène. Sur ces autoportraits, elle joue avec l’iconographie d’un Orient idéalisé. Chiraz Chouchane, passionnée de symbolisme, mêle le rêve et la mémoire en transformant les images. Les Moirages naturels de Férielle Doulain-Zouari sont des supports aux photographies prises dans la région, si fragile, du Kef. Fredj Moussa introduit aussi dans ses créations la notion de paysage. Solaar Moon a été tourné près d’un lac asséché où se succèdent des mirages.

Farah Khelil a pioché dans les archives pour aménager la serre du parc du Belvédère à Tunis. Les images d’histoire se mélangent aux plantes, le tout renvoie à l’histoire coloniale. Younès Ben Slimane a collecté des images de manifestations célébrant les dix ans de la révolution tunisienne. Dans cette vidéo, Fire Keepers, il joue avec le symbole du feu. Rappelons que la colère a commencé après l’immolation de Mohammed Bouazizi. Les images se brouillent au fur et à mesure et marquent l’anéantissement d’une civilisation.




Infos pratiques
- Jusqu’au 21 septembre, tous les jours de 9h30 à 18h30, à l’abbaye de Jumièges
- Tarif : 7 €
- Renseignements au 02 35 37 24 02 ou en ligne