Angelin Preljocaj : « une narration est un jeu »

photo : Didier Philispart

Angelin Preljocaj revient à une œuvre classique. Après Blanche Neige et Roméo et Juliette, il a choisi « un monument de la danse », Le Lac des cygnes, un ballet célèbre, datant de 1877, avec la chorégraphie de Marius Petipa et la musique de Tchaïkovsky. Dans cette nouvelle création, l’histoire d’amour entre le prince et la jeune femme prisonnière d’un mauvais sort reste impossible. Angelin Preljocaj les emmène dans un monde fragile en plein changement climatique. Les 26 danseuses et danseurs de la troupe interprètent Le Lac des cygnes du 18 au 20 mars au Théâtre des Arts avec l’Opéra de Rouen Normandie. Entretien avec le chorégraphe.

Quand on est chorégraphe, est-il possible d’échapper au Lac des cygnes ?

Quand on passe à la danse contemporaine, c’est l’œuvre qu’il faut éviter. On est vent debout contre l’académisme, le classicisme. Ce qui importe est d’inventer. Puis on se dit que les pièces du répertoire ont été à un moment modernes. Par ailleurs, j’aime beaucoup les relectures. Il n’y en a pas tant que cela dans la danse alors qu’il y a de l’analogie télépathique dans la peinture. Manet a peint Le Déjeuner sur l’herbe et Cézanne l’a repris. Le thème de l’Annonciation a été de multiples fois abordé. Les peintres ne font que se répéter, se contredire et cela crée une dynamique.

Est-ce parce que la notion de répertoire a été longtemps absente en danse ?

Peut-être mais cette idée est assez fréquente aujourd’hui. Il y a eu tellement de versions du Lac des cygnes d’après la chorégraphie de Petipa. On reprend les pas et on rebat les cartes. C’est ce qui est intéressant.

Vous souvenez-vous de votre premier Lac des cygnes ?

Je me rappelle surtout d’un rôle annexe. C’est celui du bouffon que je ne reprends pas. Le Lac des cygnes est un ballet qui m’avait impressionné par ce monde étrange et obscur, lié à la sorcellerie, par ce personnage de Rothbach et cette impossibilité pour un prince de tomber amoureux d’un animal. C’est une histoire complètement dingue.

Quelle trace a laissé la musique de Tchaïkovsky ?

Pendant trente ans, j’en ai eu peur. Pour les 200 ans de la naissance de Marius Petipa, j’ai été invité à Saint-Pétersbourg pour créer un petit ballet. J’étais le contemporain de service. J’ai écrit Ghost sur la musique de Tchaïkovsky. Ce fut une sorte de rêve. La musique est exceptionnelle et j’ai eu envie de m’y replonger.

Est-ce qu’une œuvre avec une narration demande une approche différente de la chorégraphie ?

Une narration est un jeu et c’est même très ludique. Mon travail porte sur des pièces abstraites et des processus de recherche de mouvements, de traces, d’énergies, de trajectoires. Il se poursuit et prend du sens quand je m’appuie sur une narration. Si on enlève l’histoire, les costumes, la musique, il reste une écriture abstraite. 

Dans votre ballet, vous ne vous cantonnez pas à cette histoire d’amour contrarié.

Quand je me penche sur un projet, j’ai toujours trois mots en tête : le texte, le contexte et le prétexte. Avec ces trois idées, ces trois concepts, j’établis les bases du projet. Le texte, c’est la danse. Le prétexte est une histoire ou une abstraction. Le contexte est notre époque avec le réchauffement climatique. Sont apparus ces lacs pollués, qui s’évaporent. Il y a la même problématique avec ces cygnes et ces espèces animales qui disparaissent.

Dans votre chorégraphie, vous donnez davantage de place aux parents.

C’est une vraie tragédie qui se joue. J’ai voulu mettre l’accent sur l’aspect psychologique, voire psychanalytique. Les deux parents qui sont très présents et très engagés. La relation entre la mère et le prince est très forte. Le père est un industriel qui construit des usines polluantes alors que le prince est un amoureux de la nature. Il est le nouveau romantisme lié à une écologie utopiste. Ces deux-là ont des idées opposées.

Comment le travail de Marius Petipa a inspiré le vôtre ?

Ce Lac des cygnes est comme un palimpseste. La chorégraphie est nouvelle. Chaque séquence est réinventée. La production de mouvements est singulière et comporte des clins d’œil, des références. 

Vous avez aussi modifié la partition du Lac des cygnes.

Il y a 60 % du Lac, 20 % de musique de Tchaïkovsky venant d’extraits de symphonies et de concertos. S’ajoute une création musicale plus électro qui ramène à cette idée politique, ce monde de la finance et de l’industrie.

Qu’est-ce que danser aujourd’hui ?

Danser, c’est vivre et toujours résister. Vivre, c’est résister. Mais c’est compliqué dans ces périodes tourmentées par des conflits. La danse est un art du corps. Pendant les guerres, les corps sont meurtris, s’effondrent, sont déchiquetés, déplacés… Ce sont aussi des histoires de corps. C’est la brutalité de la guerre qui veut cela. La danse ne peut pas ne pas prendre une part de la violence du monde dans le champs de son expression. Tout cela résonne aujourd’hui.

photo : Jean-Claude Carbonne

Infos pratiques

  • Vendredi 18 mars à 20 heures, samedi 19 mars à 18 heures et dimanche 20 mars à 16 heures au Théâtre des Arts à Rouen
  • Durée : 1h50
  • Introduction à l’œuvre une heure avant la représentation
  • Tarifs : de 46 à 10 €. Pour les étudiants : carte Culture.
  • Réservation au 02 35 98 74 78 ou sur www.operaderouen.fr