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# 38 / Dominique Boivin : « quand je réfléchirais à 2020, j’essaierai de la comprendre dans son chaos mais je ne la gommerai pas »

photo : Philippe Bataille

Échanger avec Dominique Boivin est toujours réjouissant. Comme dans ses créations, il y a toujours beaucoup de profondeur et de légèreté, de poésie et d’humour. Le danseur et chorégraphe, cofondateur de la compagnie Beau Geste et codirecteur de L’Arsenal à Val-de-Reuil, traverse une année 2020 ponctuée de mésaventures : la crise sanitaire avec l’annulation des spectacles de la saison, une diminution des dotations budgétaires et une inondation dans le théâtre. Il poursuit son Road Movie, une création qui s’écrit au fil du temps et raconte la danse, sa danse, son riche parcours. Entretien.

Dans plusieurs années, à quoi penserez-vous lorsque l’on vous évoquera 2020 ?

Il y a deux aspects. Tout d’abord la part marchande avec l’annulation de 50 spectacles, puis la part artistique. Les artistes sont dans une sorte de rituel. Ils savent à l’avance qu’il vont avoir la chance de présenter un travail. Ces annulations ont exacerbé le fait ne pas pouvoir jouer et de ne plus être en contact avec ce rituel. Parallèlement à cela, je me dis : ce qui se déroule aux États-Unis nous regarde. Nous sommes face à une sidération qui est Trump. La moitié des Américains croient et ont envie de croire à ce genre de personne. Je m’interroge sur ce qui se passe là-bas. On doit aussi se poser des questions sur l’arrivée au pouvoir des Bolsonaro, Erdoğan… Qu’est-ce que cela veut dire ? Aujourd’hui, nous sommes frappés par une pandémie et bloqués dans ce rituel. Nous nous sommes habitués à l’habitude. Cette actualité m’oblige à philosopher, à me positionner par rapport à la création, à me demander si je suis au bon endroit, à donner du sens aux choses. Depuis que je suis tout petit, j’ai tenté de m’adapter. Je suis issu d’une famille modeste où rien n’était acquis. Le but n’était pas de trouver un coupable à cette situation. Mes parents m’ont contraint à réfléchir. Ce que nous vivons me ramène à prendre position par rapport à des événements qui nous perturbent et nous renvoient à la question de l’utilité. Dans mon petit confort, j’essaie de comprendre et je me questionne sur la manière d’intégrer tout cela en étant dans la construction et la projection.

Comment est-il possible de se projeter aujourd’hui alors que notre horizon s’arrête au lendemain ?

C’est en effet difficile de se projeter. Toutes ces questions croisent celles de la création, du spectacle et du citoyen. Je ne peux pas m’isoler de la pandémie, des attentats, du climat… C’est à l’intérieur de moi. Je ne sais pas comment cela va se digérer. J’ai le sentiment que cette période m’aura obligé d’entrer en moi, de questionner cette nécessité de créer. Ce virus, je le vois comme une bête sauvage, énorme et méchante et je me bats contre lui avec des fléchettes. Mais ça ne marche pas. Alors je le respecte. J’apprends à faire attention à lui pour ne pas être attaqué. Je suis prudent pour moi et pour les autres. Je laisse les scientifiques découvrir les secrets de la bête féroce. Pour l’instant, je ne peux pas me projeter. J’ai néanmoins toute ma tête. Je suis libre. Dans deux, trois ou cinq ans, quand je réfléchirais à 2020, j’essaierai de la comprendre dans son chaos mais je ne la gommerai pas. Je la respecterai. Je ne l’anéantirai pas.

Faut-il penser votre métier autrement ?

J’ai parlé avec des artistes du spectacle vivant. La question du numérique est intéressante. Pendant le premier confinement, les gens sont allés sur Netflix. Nous allons devoir nous demander où nous positionner à cet endroit-là. Les théâtres ne vont pas mourir et nous allons forcément continuer à créer. Comment pouvons-nous attirer le jeune public ? Je n’ai pas la réponse mais la question m’intéresse. Ce monde d’après me bouscule. L’Arsenal est certes fermé mais son moteur n’a pas bougé. Il est au service de l’artiste. Pourquoi ne pas transformer les théâtres en des Villa Medicis ? Nous pouvons dire aux artistes : venez travailler et on ne vous demande rien. Vous n’avez pas d’idées ? Tant mieux, produisez des choses. Venez travailler pour trouver le vrai moteur. Nous sommes contraints, donc il faut questionner notre métier.

Comment est-il possible de garder le contact avec le public ?

C’est une grande question. Depuis la fermeture de L’Arsenal, nous avons créé un journal. Nous sommes dans un laboratoire. Nous allons apprendre des tas de choses. Mais il faut honorer et respecter le public. Il est formidable et il faut lui dire.

Comment avez-vous vécu le premier confinement ?

Mal, très mal. Ce fut un choc pour deux raisons. J’étais sur deux gros projets, au Japon et à Paris, qui m’enthousiasmaient. Et cette chose invisible nous est tombée dessus. Je n’avais pas de mot pour décrire ce que je ressentais. J’avais deux solutions : soit j’entrais dans une dépression, soit je réfléchissais à ce que je pouvais faire de cela. J’ai mis 15 jours à 3 semaines à transformer mes sentiments en quelque chose de positif. Nous étions au printemps. Comme j’ai un petit jardin, je me transportais dehors quand j’allais mal. Je regardais les fleurs pousser. Je n’ai jamais le temps de voir cela. J’ai alors réussi à faire corps avec une chose éternelle. Cette nature m’a recalé. Mais je n’avais pas envie de créer. J’étais bloqué parce que sidéré par ce qui se passait. Quand j’écoutais les informations, personne ne m’éclairait.

Etes-vous un gros consommateur d’informations ?

J’aime bien. J’aime bien écouter les commentaires. Même s’ils sont nuls à 90 %. Je ne trouve pas juste d’avoir des certitudes. Aujourd’hui, tout le monde est médecin, avocat… Tout le monde est tout. Pourquoi ? Par besoin de sécurité ? On n’aime pas le doute, l’instabilité. On n’accepte pas cette part d’inconnu. Or, un artiste est toujours dans une forme d’instabilité. Ce virus oblige à réfléchir sur le mouvement perpétuel. Nous ne pouvons pas nous installer sur des rituels. Mais, aujourd’hui, tout est complètement de travers, chaotique.

Comment ce confinement va laisser des traces dans les corps ?

Il y a danger pour un corps qui ne fait plus rien. Certains vont morfler. Des artistes habitent dans de tout petits appartements. Nous ne travaillons pas les mêmes muscles. Lors du premier confinement, nous n’avons pas retrouvé à la fin nos corps du début. J’ai de bonnes conditions de travail et je me suis étiré tous les jours. Quand j’ai repris en juin, ce fut plus compliqué. Je sentais que j’étais plus essoufflé.

Comment vous repérez-vous sur votre échelle du temps ?

Depuis 2015, je séparais bien les choses. Je pensais au théâtre après être sorti du studio. Or cela n’avait pas de sens. Aujourd’hui, il y a plus de fluidité. Je ne cherche pas à cloisonner et cela me permet de rebondir. C’est plus juste.

photo : Philippe Bataille