David Bobée : « il y a dans cette saison des couleurs plus positives que précédemment »

Avec la saison n°7 du CDN de Normandie Rouen, on traverse le temps. Les artistes piochent dans leur mémoire pour réveiller la nôtre, questionner nos choix et entrevoir un avenir. Une nouvelle programmation d’une structure culturelle ouvre des possibles, surtout en période de pandémie. Celle-ci va nous emporter, interroger, charmer, émerveiller. Entretien avec David Bobée, directeur du CDN de Normandie Rouen.

Est-ce une saison que vous avez construite, déconstruite et reconstruite en raison de l’épidémie du coronavirus ?

Non, c’est une saison sur laquelle nous travaillons depuis un an et à laquelle je n’ai pas voulu renoncer. J’ai refusé de réduire la voilure pour des formes compatibles au virus. Il y a un plan A avec la saison que nous avons rêvée, des spectacles de qualité et une jauge qui sera à 70 %. C’est le scénario idéal. Avec un plan A’, on s’adaptera aux conditions sanitaires du moment si elles évoluent. Le plan B, c’est le retour du virus qui appelle à l’annulation. On pourra alors reconduire notre geste : on annule tout et on paie tout le monde. Personne ne doit subir les ravages économiques d’une nouvelle vague. J’écoute ma responsabilité artistique qui est de soutenir la création et ma responsabilité de directeur qui doit assurer aux artistes de quoi vivre. Si on propose une saison réduite, on participe à un carnage social. Un CDN doit maintenir un volume d’emploi pour accompagner la communauté artistique. Un plan A permet une réflexion, le remplacement d’un spectacle par une autre proposition. Avec Le Iench, Eva Doumbia peut jouer au pied des tours dans les cités. Nous savons nous adapter. Mais il faut le faire en temps et en heure. Nous ne pouvons pas partir sur le pire des scénarios.

Les saisons du CDN se caractérisent aussi par une dimension internationale. Comment la préserver ?

La dimension internationale se situe davantage dans les collaborations. La première partie de la saison fait la part belle aux compagnies régionales. Nous avons fait attention aux personnes qui sont tout d’abord à côté de nous. Le 55 répond ponctuellement à cela. Il donne les moyens de production, de création et de monstration. Les proportions restent les mêmes : 1/4 de compagnies régionales, 1/4 de spectacles internationaux et une moitié de compagnies nationales. C’est le meilleur de ce qui se crée aujourd’hui.

Est-ce que des spectacles ont été annulés après un manque de temps de répétition ?

Non, sauf la mienne, Ma Couleur préférée. Cette création est reportée d’un an. Les acteurs congolais sont prisonniers chez eux en raison des annulations de vols. Comme la période crée des tensions budgétaires, j’ai choisi de donner une souplesse aux autres compagnies.

Des thèmes traversent cette nouvelle saison. Plusieurs spectacles évoquent la famille.

Cela n’a pas forcément été pensé comme cela. La famille, ce sont les racines, les origines. Nous avons souhaité valoriser les racines multiples. Dans cette saison, il y a trois grosses thématiques : se souvenir d’où l’on vient, le temps présent, savoir où on va parce qu’il faut penser à l’avenir. La mémoire n’est pas simplement un regard sur le passé. Elle agit en permanence. Elle donne des forces pour vivre aujourd’hui et demain. Comme dans Mémoire de Fille, un texte d’Annie Ernaux, ou Ombres de Nicolas Moumbounou qui résonne fort avec l’actualité, la mort de George Floyd, et interroge sur la négritude. Marc Lainé revient sur l’histoire du bloc soviétique dans Nosztalgia Express. Edward Aleman parle de la jeunesse dans Éternels Idiots. Se souvenir d’où l’on vient est un miroir de notre époque. Au CDN, nous avons cette politique. Cela devient absolument nécessaire de traiter cette question du racisme. La question du virus se retrouve aussi dans plusieurs créations. Tristesse animal noir parle de la manière dont la nature se venge et impose à un groupe de trouver une façon de survivre. N’essuie jamais de larmes sans gants revient sur une autre épidémie, celle du sida. Tous ces épisodes troublent une humanité et obligent à trouver des moyens de s’accrocher à la vie.

« la violence d’une dictature qui condamne un artiste »

Comment envisager l’avenir ?

Il ne fait pas se figer dans le présent mais voir demain. Le spectacle de Wilmer Marquez invite à dépasser les Barrières. DeLaVallet Bidiefono donne à penser l’avenir dans Utopia/Les Sauvages. Une Épopée est une piste de réflexion sur le développement durable. Je trouve qu’il y a dans cette saison des couleurs plus positives que précédemment. Des sujets s’ouvrent. Comme la question du féminisme, cette façon dont la parole s’arrache. Le débat sur le racisme est nourri de longue date. La vague verte fait que la question du devenir de la planète et de l’humanité ouvre beaucoup de chantiers.

Trois spectacles de la saison, Camp Sud, Transe-Maître(s) et aussi le prix RFI sont issus du festival des langues françaises. Est-ce que le festival a aussi pour vocation à nourrir la programmation ?

Le but du festival des langues françaises est de donner à entendre des écritures d’aujourd’hui, de célébrer le français dans toute sa diversité. À l’intérieur de cela, il y a la découverte de grands textes qui s’imposent. On voit quand le plateau parle. Quand Destin Destinée Mbikulu Mayemba propose Camp Sud, il se passe quelque chose. Nous lui avons proposé de mettre en scène ce magnifique texte de Joël Amah Ajavon. Quand Marc Agbedjidji parle de l’école, il évoque la violence et montre une langue comme un instrument de contrôle.

La saison se termine avec un spectacle de Kirill Serebrennikov qui vient d’être condamné dans son pays, la Russie.

Cela fait un bon moment que nous souhaitions accueillir ce spectacle traitant de la violence qui s’abat contre la liberté d’expression des artistes. Dans certains pays, on condamne même si on est innocent. Kirill devait travailler avec un photographe chinois, Ren Hang, qui s’est défenestré. Il y a quelques jours, il a été reconnu coupable mais il ne va pas être emprisonné. Ce qui va lui sauver la vie. Il est heureux de pouvoir survivre et travailler même s’il est paniqué à l’idée de devoir verser une somme impayable. Il est aussi interdit de diriger une institution publique. C’est la violence d’une dictature qui condamne un artiste.