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Le monde culturel doit encore s’adapter

photo : DR

Un nouveau coup porté à l’art et la culture ! La décision prise par Emmanuel Macron, président de la République, d’instaurer un couvre-feu à 21 heures jusqu’au 1er décembre dans huit métropoles françaises, dont Rouen, est perçu comme une injustice. D’autant que les équipes des lieux culturels ont déployé une immense quantité d’énergie pour accueillir en toute sécurité les artistes et le public. Réactions.

Après l’abattement, la colère. Il y a eu en effet au printemps la stupeur et la douleur d’annuler la fin d’une saison culturelle et des festivals, puis le casse-tête de reports de spectacles à un moment où les programmations suivantes étaient pratiquement bouclées. Depuis mercredi 14 octobre, date à laquelle Emmanuel Macron a pris la parole pour annoncer un couvre-feu à Rouen et son agglomération, comme dans sept autres métropoles françaises, les actrices et acteurs de la vie culturelle rouennaise ressentent une profonde injustice, une vive incompréhension. 

Une nouvelle fois, la culture est sacrifiée. « Lors de cette crise sanitaire, nous savons qu’il faut faire un effort national. Mais nous en payons une lourde contribution », estime Éric Boquelet, directeur du Trianon transatlantique à Sotteville-lès-Rouen. Même sentiment de la part de Thierry Jourdain, directeur de l’espace François-Mitterrand à Canteleu : « C’est un deuxième coup de massue après le confinement » et de David Bobée, directeur du CDN de Normandie-Rouen : « C’est un gros coup. Un de plus ».  « On s’est pris cette décision de travers. On ne s’attendait pas à des horaires aussi restrictifs. Il y a deux mois, il fallait chevaucher le tigre », rappelle Bertrand Landais, coordinateur du projet artistique, culturel et territorial de L’Étincelle à Rouen.

L’accablement est identique chez Yveline Rapeau, directrice des 2 Pôles normands des arts du cirque, qui ne cache pas une certaine ironie. « Nous savons qu’il y a pire : le confinement total. Là, nous allons vivre un confinement nocturne. C’est une fantaisie intermédiaire. Dans cet entre-deux, nous allons essayer de continuer à faire nos métiers, à garder la programmation et la relation au public… Nous allons nous adapter. La capacité d’adaptation, une caractéristique du genre humain, se mesure à l’intelligence. La nôtre est testée au maximum ».

20 heures, 21 heures, 22 heures

Cet horaire, 21 heures, reste une énigme pour les directrices et directeurs de salles. « C’est mi-figue, mi-raisin. À 20 heures, la question ne se pose plus. À 22 heures, nous avons plus de possibilités pour nous organiser. C’est encore à nous de décider », s’insurge Marie Dubuisson, directrice du théâtre Charles-Dullin à Grand-Quevilly et du centre culturel Voltaire à Déville-lès-Rouen. Yveline Rapeau partage ce décalage horaire. « 22 heures nous aurait mis plus à l’aise. Notre activité s’articule avec la vie active. On reconnaissait par ailleurs que celle-ci était importante et trouvait sa place dans la vie ».

David Bobée s’interroge : « Depuis le début de la crise sanitaire, on s’adapte avec le sens et la rigueur de l’engagement. Pourquoi est-il moins dangereux de jouer à 18h30 qu’à 20 heures ? Tout le reste, on le comprenait. Aujourd’hui, il faut plus de pédagogie. Si on nous démontre que nos lieux sont dangereux, il faut les fermer. S’ils ne sont pas dangereux, il faut nous laisser faire notre travail. Pourquoi mettre autant de contraintes et prendre une mesure aussi absurde ? »

« On ne lâche rien »

Quelle solution dans ce nouveau contexte ? Pour toutes et tous, la vie culturelle ne doit pas s’éteindre. « On ne lâche rien », assure Raphaëlle Girard, directrice du Rive gauche à Saint-Étienne-du-Rouvray. Comme Thierry Jourdain : « on jouera quoi qu’il advient. On s’interdit d’avoir le moral à zéro. C’est désormais de la résistance ». Paul Moulènes, directeur de La Traverse le promet : « nous voulons en découdre. Nous avons eu tous tellement de mal à reprendre, à construire une saison. Nous avons tellement travaillé sur des protocoles pour que tous viennent dans nos lieux en toute sécurité que nous avons envie que les choses se passent. Nous ne pouvons pas regarder le virus passer, faire le dos rond. Nous avons un rôle à jouer. Si nous nous effaçons, nous perdons tout le sens de notre action ». 

Alors « ça joue, ça jouera. On rentrera chez nous avant 21 heures mais, avant, on aura vu un spectacle », martèle Bertrand Landais. Ça jouera en effet mais plus tôt. Ce sera à 19 heures ou à 18h30 selon les lieux et les projets artistiques. Au CDN de Normandie Rouen, les spectacles les plus longs seront reportés. Au Cirque-théâtre à Elbeuf, il se peut que la Nuit du cirque, prévue les 14 et 15 novembre, soit quelque peu perturbée. En revanche la soirée Bouh ! à L’Étincelle avec le Caliband Théâtre et Rebecca Journo est annulée samedi 21 octobre. 

Au Théâtre Charles-Dullin à Grand-Quevilly et au centre culturel Voltaire à Déville-lès-Rouen, « ce sera du cas par cas, annonce la directrice Marie Dubuisson. Nous avons plusieurs scénarios parce qu’il y a des spectacles qui durent une heure, d’autres, deux heures. Nous pouvons en effet avancer les horaires mais aussi reporter certaines le dimanche en matinée. Il reste encore une inconnue. Les salariés doivent aussi pouvoir rentrer chez eux. Tout comme les équipes qui démontent juste après les représentations pour partir après très tard ou très tôt le lendemain matin. Ce n’est jusqu’à présent pas du tout acquis ».

Cette mesure bouleverse une nouvelle fois les programmations et aussi les actions culturelles. « Je ne peux répondre à l’entièreté de mes missions. Il faut permettre au secteur de survivre. On ne peut ajouter une crise sociale à une crise sanitaire. Sur les questions d’actions culturelles, de maillage de territoire, je ne peux que mal répondre. C’est hyper triste », regrette David Bobée.

Une confiance retrouvée

Autre interrogation : le public pourra-t-il se rendre disponible plus tôt ? Il y a la crainte de « perdre du public. 19 heures, ça peut encore fonctionner. Plus tôt, ce sera tendu », remarque Éric Boquelet. Une crainte qui s’ajoute à un moment où « on retrouvait la confiance du public », se réjouit Raphaëlle Girard. Nous faisons le pari que le public va s’organiser pour venir. Nous lui faisons confiance. Il a déjà été très solidaire. Nous savons ce que nous demandons au public pour les artistes et pour nos lieux. Les personnes qui viendront seront de vraies militantes ». Même reconnaissance de la part de Marie Dubuisson : « Nous faisons beaucoup d’effort mais le public aussi. Il s’adapte. Il est méritant. On le fait rentrer en rang. On lui met du gel sur les mains. Il a le masque. Il ne peut plus discuter et prendre un verre après un spectacle. Malgré tout cela, il vient ».

Il vient parce que la culture lui est essentielle et qu’il se sent en sécurité. Les protocoles sont très stricts dans les lieux et les équipes veillent à leur entière application. « Nous avons prouvé notre efficacité. Il n’y a aucun cluster dans les théâtres », rappelle Raphaëlle Girard. Le président de la République l’a d’ailleurs souligné lors de son intervention télévisée.

Le paradoxe a été soulevé. S’il faudra être bien organisé pour aller à un concert ou voir un spectacle, ce sera a priori bien plus simple de partir en vacances. « Cela pose la question de la liberté individuelle et collective qui fait sens et société », remarque Éric Boquelet. Cette mesure du couvre-feu porte atteinte au « droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté, de jouir des arts », inscrit dans la Déclaration universelle des Droits de l’Homme. « On tremble tout le temps et on continue de trembler, confie la directrice du Rive gauche. La saison n’est pas normale. La parole des artistes est encore plus et toujours indispensable ».

Une idée circule néanmoins depuis la prise de parole du président de la République : le billet d’entrée dans les salles de spectacle et de cinéma, (avec la date, l’heure et le lieu) pourrait avoir la même valeur qu’une attestation de sortie. Ce qui permettrait à chacune et chacun de pouvoir rentrer chez eux en toute sérénité. Jean Castex a tranché. Il n’y aura pas d’exception culturelle.