Thomas Jolly : « J’avais envie d’explorer une autre figure du monstre »

Thomas Jolly dans "Thyeste" de Sénèque photo : Jean-Louis Fernandez
photo Jean-Louis Fernandez

Retour à Avignon, au festival pour la Picolla Familia. La troupe de Thomas Jolly ouvre l’événement artistique estival dans la cour d’honneur avec Thyeste, une des tragédies romaines de Sénèque. Deux frères se disputent le trône d’Argos. Thyeste séduit l’épouse d’Atrée et s’empare du Bélier à la toison d’or, symbole de la royauté. Le second va se venger du premier en lui servant ses enfants comme plat principal du dîner. Même le soleil a décidé de se mêler de la partie… C’est une pièce « sauvage », fantastique », une histoire de vengeance cruelle. Avec Thyeste, Thomas Jolly revient au grand format et explore une autre facette du monstre. Entretien avec le metteur en scène qui joue Atrée.

Est-ce que Shakespeare conduit évidemment à Sénèque ?

Oui parce que Shakespeare a été beaucoup influencé par Sénèque. Il a même copié certains passages. C’est stupéfiant. L’approche du thème du pouvoir, les trajectoires des personnages sont très proches. Shakespeare a rajouté de la poésie. Lorsque je travaillais sur Henry VI et que je m’interrogeais sur les infanticides, je suis forcément arrivé à Thyeste.

Comment cette pièce a nourri votre travail sur Henry VI ?

Sénèque va très loin et parvient à créer une grande empathie pour les enfants. Thyeste pourrait être une pièce visuellement violente mais il n’y a pas une goutte de sang versée. En revanche, le meurtre et la préparation du repas sont racontés de façon chirurgicale et anatomique. La représentation n’est pas scénique mais mentale. Shakespeare reprend ce schéma dans les batailles. Celles-ci se déroulent hors-champs. Ce système est presque touchant. C’est malin et très poétique.

Pourquoi avez-vous choisi Thyeste, la pièce la plus sombre de Sénèque ?

La tragédie est une forme théâtrale particulière. Elle pose une question insoluble et nous laisse repartir dans les ténèbres. J’avais envie de travailler sur la tragédie. Quand on arrive à l’issue de la pièce, il n’y a ni gagnant ni perdant, ni gentil ni méchant. Pas de solution non plus. Ça, c’est la vraie violence de la tragédie. La plus vraie que je n’ai jamais vue, lue. Thyeste est aussi une pièce fantastique. Sénèque y convoque les éléments. Il nous emmène dans une tempête cataclysmique. Le soleil et les étoiles ne veulent plus se lever. Il y a enfin un champ fictionnel incroyable. Thyeste et Atrée sont des frères jumeaux. Donc mon ennemi est moi-même. C’est beau d’aller jusque-là. C’est étonnant ce que dit Sénèque : la violence ne mène à rien. Si on prend juste la situation la plus serrée, ce sont seulement deux frères qui se haïssent et ne se tuent pas. Il n’y a pas d’affrontement entre deux pays ou entre deux postures politiques et religieuses. La spirale de la violence est alors vaine. Et cette accumulation est un chemin sans fin.

 

 

Est-ce que Thyeste est seulement une histoire de vengeance ?

Ça va plus loin. Le système religieux romain où les humains et Dieu vivent ensemble est ici corrompu. Toute célébration se vit aussi ensemble. Dans la pièce, le sacrifice n’est pas animal mais humain. L’harmonie entre les êtres est rompu. Il y a un attenta contre l’Humanité et le monde ne pourra jamais être le même. Le soleil ne pourra jamais non plus être le même…

Comment convoquer les éléments dans cette pièce ?

J’ai la chance de créer dans la cour d’honneur du festival d’Avignon où l’on voit les étoiles, où l’on entend les chants des oiseaux. La façade du palais est un vrai personnage. On joue avec tout cela et on ajoute quelques effets de machinerie.

Comme dans Richard III, la figure du monstre est présente. Comment l’avez-vous abordée cette fois-ci ?

Le travail passionnant dans le théâtre de Sénèque, c’est celui de la transformation. Un être humain devient un monstre. Dans le texte, il y a le cheminement de la pensée. Sénèque décrypte la manière dont un être, ancré dans une souffrance, trouve une issue par la violence. Lors des 25 premières minutes, Atrée apparaît dévasté par la douleur et devient un monstre à force de ressasser son mal. C’est pour lui le seul moyen d’accomplir l’inimaginable. En ce qui concerne Richard, il est né monstre physiquement mais pas au niveau de son caractère. Il le devient aussi parce que tout le monde se moque de lui et qu’il n’est pas aimé. Atrée est bien plus froid et plus cynique que Richard qui, lui, est plus extravagant.

Comment jouer le personnage d’Atrée, après Richard III ?

Atrée est moins démonstratif, moins spectaculaire. Ce sont ses actes qui sont spectaculaires. Richard ne s’est jamais sali les mains alors qu’Atrée est seul et commet ses actes seul. Quand il passe à l’action, il devient un autre type dément. J’avais envie d’explorer cette autre  figure du monstre. Nous sommes tous des êtres humains avec une part d’humanité et une part monstrueuse qui peut se réveiller. Le théâtre permet de l’exacerber.

Est-ce un théâtre philosophique ?

Avec Thyeste, on est à la fois dans tout. Il est philosophique parce que le texte est baigné de répliques que l’on a envie d’écrire tous les jours sur son carnet. Il est politique car il pose la question du pouvoir, du roi, du tyran. Il est aussi poétique, fantastique et emphatique. Ce qui caractérise la tragédie romaine. Les Romains venaient au théâtre pour pleurer ensemble. Le théâtre, ce sont des êtres vivants devant des êtres vivants. Et cela fonctionne depuis la nuit des temps. Le théâtre est empatique.

Quel sentiment avez-vous ressenti en arrivant dans cette cour d’honneur du festival d’Avignon ?

C’est magnifique excitant. Bizarrement, je ne suis pas angoissé. Nous sommes tellement heureux de présenter notre travail dans cet endroit. Les places se sont arrachées en trois heures. Nous savons qu’il y a un attachement, une envie. Donc, allons-y ! Je me suis saisi de cet endroit qui a des particularités que l’on ne retrouve dans aucun autre lieu. J’ai créé Thyeste pour la cour avec tous ses aléas : la pluie, le vent… Il y a même un chat qui passe. Il y aura une autre vision de la pièce pour les salles de spectacle.

Quand verrons-nous Thyeste en Normandie ?

On le verra seulement au printemps 2018 à Caen. Et j’en suis très triste. La Piccola Familia est une compagnie active sur le territoire et elle ne peut pas montrer son travail sur cave même territoire. Nous ne sommes pas dans la logique de ce cercle vertueux.