Alain Guyard : « La philosophie est nécessairement contestataire et dangereuse »

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Alain Guyard a un franc-parler décapant et plein d’humour. Ancien professeur en lycée, il préfère amener la philosophie dans les prisons, dans les hôpitaux, sur les scènes de théâtre, dans les cafés… Il jongle avec les concepts pour partager une expérience du vide. Lors du Rendez-vous de la cervelle qui se tient lundi 22 février à l’ECFM à Canteleu, il va avec Fred Tousch, le plaisantateur, commencer à philosopher pour finir au trou. Un titre un brin provocateur pour ce « numéro de philosophie foraine ». Entretien avec l’écrivain de théâtre et de romans, Alain Guyard.

Comment la philosophie peut-elle finir au trou ?

C’est une idée de Fabienne (Quéméneur, ndlr). Je pense qu’elle a voulu partager son désarroi. Nous croulons sous les avis d’experts et de spécialistes qui ont des compétences dans tous les sens. La philosophie n’est pas un secours là-dessus. Elle procède même de ce mouvement. Elle est présente partout et devient une sous-catégorie du développement personnel. Or, la philosophie est creuse. 

Que voulez-vous dire ?

La philosophie n’a aucune fonction. Elle ne contribue pas à l’amélioration de ce que je suis. Même si les philosophes qui ont pignon sur rue veulent nous faire croire le contraire. Eux veulent juste remplir leur compte en banque. La philosophie a à voir avec le creux, la béance, l’inutile. Se poser des questions, c’est se creuser. Ils sont finauds, tous ces philosophes d’aujourd’hui. Nous avons assisté à deux effondrements. Le premier : plus personne ne croit en la politique parce que nous sommes face à des personnes incapables et dangereuses. L’autre, c’est le religieux. On a voulu nous faire croire que Dieu était tout puissant et veillait sur nous. Les deux figures du salut sont ainsi tombées. La philosophie a ainsi mis les pieds dans la porte pour démontrer qu’elle contribuait à améliorer le développement personnel, optimiser la joie et toutes ces conneries que l’on veut bien nous vendre. Je veux dynamiter tout cela.

Qu’est-ce qui vous a alors amené vers la philosophie ?

J’ai horreur d’aller bosser. Je n’ai pas voulu donner ma vie au travail. J’en ai un dégoût. Alors j’ai trainé mes guêtres sur les bancs de la fac. La philosophie, c’est le bonheur de la conversation. Cela se partage sur les terrasses des bistrots. C’est aussi un bon plan drague. Allez chopez quand vous parlez d’équations… Quand vous parlez du bien, du beau, vous mettez des papillons dans les yeux.

Vous étiez très intéressé en fait.

Oui, j’étais intéressé par le désintérêt. Pourquoi vouloir une vie qui sert à quelque chose ? Nous ne sommes pas des chiffres et des balais-brosses.

Est-ce qu’il y a eu un élément déclencheur dans votre choix ?

Quand j’étais au lycée, en première, je voulais faire du commerce. Comme beaucoup. À cette époque-là, il n’y avait rien de plus beau que de faire de l’argent, d’accumuler. Je voulais vendre des voitures d’occasion à des secrétaires de direction qui ne connaissent rien en mécanique. Puis, j’ai eu le coup de foudre. Mon prof de philo m’a ouvert un horizon. J’ai pris conscience qu’une vie de labeur était infiniment triste. Cette vie à laquelle on voulait nous condamner. Quand ils accumulent, les gens ne gaspillent pas leur temps et ne peuvent pas s’abandonner.

Est-ce que le vide ne fait pas peur ?

Oui, bien sûr parce que l’on nous a dressés pour faire de l’occupation notre vie. Il faut produire. Tant que vous n’êtes pas dans l’ennui, vous ne pouvez pas saisir des choses. Tous ceux qui veulent que l’on ait une vie utile ne sont pas dupes. La philosophie permet d’avoir une distance désabusée, humoristique sur les choses, d’être plus libre. C’est cultiver l’incompétence d’un potache.

Est-ce que le vide vous effraie ?

Non parce que je n’ai pas été dressé à cela. C’est une de mes fiertés. Je suis passé entre les gouttes. L’autre jour, je lisais Walden (ou la vie dans les bois de Thoreau, ndlr). Il se construit sa petite baraque. Il prend son bain et se fait sécher au soleil. Et le soir arrive. Il s’est passé dix heures. Ce livre n’est pas tant une ode à la nature mais une ode à la disponibilité. Il vaut mieux l’ennui que l’oubli de soi.

L’ennui est recommandé pour les enfants afin qu’ils deviennent créatifs.

Bachelard conseillait en effet de laisser un enfant s’ennuyer dans un coin pour la vacance de son esprit. Cette position rêveuse de l’enfant est importante pour que vagabonde sa pensée. Il peut tisser des liens avec la beauté des choses.

Quel professeur de philosophie avez-vous été ?

J’ai commencé à 20 ans et arrêté avant 40 ans. Ce n’était pas facile. Les jeunes portent les angoisses parentales. Quand ils ont un coefficient 2, ils se foutent de la philosophie. Quand ils ont un coefficient 8, ils se disent qu’ils ne vont jamais y arriver. Il ne faut pas faire de la philosophie pour en tirer un bénéfice mais en faire autre chose. Et il est important d’en faire autre chose parce que la moyenne nationale ne dépasse pas 8 sur 20. Depuis quinze ans, je me confronte à un public d’adultes en situation de marge qui a fait l’expérience du vide et ne croit pas toutes les conneries. Je fais aussi de la philosophie sous forme de spectacle, de performance. Je joue un personnage sur scène. Les gens ne viennent pas avec l’idée qu’une personne va leur délivrer une idée. Et c’est beaucoup mieux.

Ne faisons-nous pas depuis quelques mois l’expérience du vide ?

Aujourd’hui, les gens sont malades parce qu’ils n’ont plus de lien social qui nous fonde et nous constitue. C’est tout le projet du libéralisme qui fait tout pour détruire la société, le collectif. Quand il n’y a plus de collectif, les individus sont réduits à la fragilité. La philosophie est subversive parce qu’elle a une pratique de sociabilité. Elle est l’art de la palabre et de la discussion. Elle vante les mérites de la vacance, de ce qui est bon à rien. Et cela, on ne peut pas en faire l’usage ou l’exploiter. La philosophie est nécessairement contestataire et dangereuse.

Comme la culture ?

Les politiques ont saisi l’aubaine de l’épidémie pour tuer la culture. C’est intéressant que ce soit la France qui tue les théâtres et les cinémas. Au XVIIIe siècle, il y a eu un mouvement contestataire à partir des lieux de convivialité qui étaient des clubs philosophiques, des cercles culturels. Là, ça débattait. Ce qui a donné les idées des Lumières. J’y trouve une situation analogue.

Infos pratiques

  • Lundi 22 février à 19 heures à l’espace culturel François-Mitterrand à Canteleu. 
  • Ce Rendez-vous de la cervelle est à suivre sur la chaine YouTube et sur la page Facebook