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# 40 / Nadège Cathelineau et Julien Frégé : « Notre urgence à nous exprimer est plus forte que cette impossibilité éphémère »

Avec ce deuxième confinement, le Groupe Chiendent subit une nouvelle vague d’annulations et de reports de sa création, Inconsolable(s). Un spectacle inoubliable, d’une force inouïe, tant il vient questionner la part intime de chacune et chacun, les solitudes, l’amour, la liberté… Des thèmes toujours en réflexion et davantage pendant cette crise sanitaire. Entretien avec les fondateurs de la compagnie rouennaise, Nadège Cathelineau et Julien Frégé, deux artistes généreux et audacieux associés désormais au CDN de Normandie Rouen.

Quels sentiments vous animent aujourd’hui ? Penchez-vous davantage vers la colère ou le désappointement ?

Nadège Cathelineau : les deux à la fois. Nous luttons assez fort pour tenir, continuer à prévoir un avenir. Or nos calendriers sont bloqués. Nous n’avons pas de visibilité à quinze jours. Nous sommes en fait dans une schizophrénie troublante. Nous avons le droit de répéter — et c’est quelque chose à laquelle nous avons envie de nous accrocher — sans savoir s’il sera possible de créer.

Julien Frégé : Nous sommes en effet à un endroit bâtard. Comment rester connectés au sens ? C’est terrible. Il faut accepter ce statu-quo. Par ailleurs, on nous dit que la culture n’est pas une priorité alors que nous nous battons pour que tous y aient accès. L’action culturelle est un travail de long terme. C’est un véritable combat pour sensibiliser les publics. Nous allons dans les prisons, les écoles, les milieux psychiatriques et hospitaliers. Nous voyons bien que tous en ont besoin pour vivre et pouvoir se projeter. Fin octobre, nous avons rencontré des personnes impactées par le vie. La joie que nous avons trouvée nous a fait du bien.

Vivez-vous de la même manière ce deuxième confinement ?

Nadège Cathelineau : non, le premier confinement a été un choc. Nous étions plus assouvis. On marchait sur des œufs. Cette fois-ci, nous pouvons encore travailler. Ce qui est fatigant, c’est le temps passé à nous adapter aux circonstances. Nous faisons des réunions pour envisager la suite ; tout en sachant que cela ne va peut-être pas arriver.

Julien Frégé : Nous vivons ces confinements différemment parce que nous sommes un duo et cela change tout. Il est difficile de diriger seul une compagnie. Nous, nous sommes toujours en discussion. C’est notre force. Nous nous demandons à quel endroit nous pouvons être actifs. Cette crise met en lumière nos dysfonctionnements, nos manques. Comment allons-nous rebondir sur cela ?

« Nous sommes dans un temps plus théorique pour construire notre pensée »

Est-ce que cette période est alors l’occasion de réfléchir sur ces sujets ?

Nadège Cathelineau : c’est en effet du temps de réflexion. Nous vivons à une cadence effrénée de production. Là, nous sommes dans un temps plus théorique pour construire notre pensée, les actions selon cette pensée. C’est un aspect à la fois nécessaire et agréable.

Julien Frégé : Cela reflète en effet un dysfonctionnement à l’endroit de la création des spectacles. Tout est chamboulé et c’est terrible. Nous nous battons pour qu’ils soient vus, achetés. Et tout se retrouve à l’arrêt. À côté de cela, nous sommes une compagnie et effectuons un travail sur tout le territoire. Pour nous, c’est très important. Et nous continuons à avancer sur ces projets de territoire avec les publics. Je pense qu’il y a encore beaucoup de choses à inventer.

Faut-il penser le théâtre autrement ?

Julien Frégé : C’est difficile à dire. Dès le premier confinement, nous avons commencé à parler du monde d’avant et d’après. Nous avons du mal à comprendre ce que cela veut dire. La création a toujours existé et existera toujours. Les théâtres ne vont pas disparaître. Ce sont des temples du spectacle vivant. C’est l’économie qui est à réinventer. Quant aux formes, elles sont toujours à inventer. Même sans la crise ! C’est une recherche artistique permanente. Et la création, elle vient de loin, prend du temps. Demain, nous serons évidemment différents.

Nadège Cathelineau : nous sommes dans une période de digestion. Le théâtre, c’est notre outil pour nous exprimer. Notre urgence à nous exprimer est plus forte que cette impossibilité éphémère.

« Se dire que quelque chose est encore possible »

Est-ce que l’actualité envahit votre quotidien ?

Julien Frégé : Nous suivons l’actualité mais nous ne sommes pas collés à nos téléphones. C’est hyper anxiogène et chronophage. Cela permet de rester encore un peu optimistes et de se dire que quelque chose est encore possible.

Comment pouvez-vous garder le contact avec le public ?

Nadège Cathelineau : c’est une question que nous nous posons. Nous ne voulons pas être dans une productivité, dans des actions et des réactions immédiates. Nous sommes une compagnie et non un lieu permanent. Nous pouvons maintenir le lien à travers la circonscription des actions culturelles. Nous vivons dans une période où tout le monde prend la parole. Nous avons envie de penser.

Vous êtes des artistes associés au CDN de Normandie Rouen. Comment se dessine cette collaboration ?

Julien Frégé : c’est un travail que nous allons mener pendant trois ans. Il est ambitieux et nous excite énormément. Nous sommes heureux de faire partie de la réflexion de cette équipe et de rêver avec elle la suite. Nous participons au montage du projet au théâtre de La Foudre à Petit-Quevilly qui sera un lieu de vie, un véritable outil pour les jeunes de la ville.

Nadège Cathelineau : c’est une chance et une opportunité. Cela va nous permettre de nous déployer, de rayonner autrement et plus largement. Avec le CDN, nous allons poursuivre notre travailleur le territoire.